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— Son œil est plus que bon, murmura Sleet. Il a une vivacité que je lui envie fort. Il a un don.

— D’où viens-tu ? demanda Carabella.

— De l’Est, répondit Valentin d’un air vague.

— C’est bien ce que je pensais. Tu parles d’une manière un peu bizarre. Tu viens de Velathys ? Ou de Khyntor, peut-être ?

— Oui, de cette direction.

Le manque de précision de Valentin n’échappa pas à Carabella, ni à Sleet. Ils échangèrent de rapides regards. Valentin se demanda si ce pouvait être le père et la fille. Probablement pas. Valentin s’aperçut que Sleet était loin d’être aussi âgé qu’il l’avait paru de prime abord. Dans l’âge mûr, certainement, mais on pouvait difficilement appeler cela vieux. La pâleur de sa peau et ses cheveux blancs contribuaient à le vieillir. C’était un homme trapu et nerveux, avec des lèvres minces et une courte barbe blanche taillée en pointe. Une balafre, devenue pâle, mais qui, sans nul doute avait dû être fort voyante, lui traversait une joue de l’oreille au menton.

— Nous sommes du Sud, dit Carabella. Moi, de Tilomon, et Sleet de Narabal.

— Vous êtes venus présenter un numéro pour le festival du Coronal ?

— Exactement. Nous venons d’être engagés par la troupe de Zalzan Kavol le Skandar pour les aider à se conformer au récent décret du Coronal relatif à l’emploi d’humains. Et toi ? Qu’est-ce qui t’a amené à Pidruid ?

— Le festival, répondit Valentin.

— Pour y faire des affaires ?

— Simplement pour voir les jeux et les défilés. Sleet se mit à rire d’un air entendu.

— Ce n’est pas la peine d’être embarrassé avec nous l’ami. C’est loin d’être un déshonneur de vendre des montures au marché. Nous t’avons vu entrer hier soir avec le garçon.

— Non, répondit Valentin, je ne l’ai rencontré qu’hier, alors que j’approchais de la ville. Les bêtes lui appartiennent. Je l’ai simplement accompagné jusqu’à l’auberge parce que j’étais étranger ici. Je n’ai pas de métier.

L’un des Skandars réapparut dans l’embrasure d’une porte. Il était d’une taille gigantesque, une fois et demie comme Valentin, une impressionnante créature à l’allure pataude, aux mâchoires lourdes et aux petits yeux jaunes et farouches. Ses quatre bras pendaient bien en dessous de ses genoux et étaient terminés par des mains aussi grosses que des corbeilles.

— Rentrez ! cria-t-il avec rudesse.

Sleet salua et s’éloigna d’un pas vif. Carabella s’attarda quelques instants, souriant à Valentin.

— Tu es un drôle de type, fît-elle. Tu ne racontes pas de mensonges, et pourtant rien de ce que tu dis n’a l’air d’être vrai. Et je pense que toi-même, tu connais bien peu ce qu’il y a au fond de ton âme. Mais je t’aime bien. Il y a une sorte de rayonnement qui émane de toi, sais-tu cela, Valentin ? De l’innocence, de la simplicité, de la chaleur et… et quelque chose d’autre, je ne sais pas quoi.

Presque timidement, elle posa deux doigts sur le côté du bras de Valentin.

— Je t’aime bien. Peut-être jonglerons-nous encore.

Et elle s’en fut, courant à toutes jambes pour rattraper Sleet.

5

Il était seul et il n’y avait pas trace de Shanamir, et bien qu’il souhaitât vivement passer la journée en compagnie des jongleurs et de Carabella, il ne voyait aucune possibilité de le faire. Et la matinée était à peine entamée. Il n’avait aucun projet précis et cela le perturbait, mais pas outre mesure. Il avait toute la ville de Pidruid à explorer.

Il sortit, s’engageant dans des rues tortueuses où croissait une végétation luxuriante. Des plantes grimpantes et des arbres pleureurs aux lourdes branches poussaient partout, prospérant dans l’air salin, humide et chaud. De très loin, lui parvenait la musique d’une fanfare, une mélodie gaie, bien qu’un peu trop stridente et saccadée, peut-être une répétition pour la grande parade. Un petit ruisseau d’eau écumeuse courait le long du caniveau et les animaux sauvages de Pidruid s’y ébattaient, des mintuns, des chiens galeux et de petits drôles au nez hérissé de piquants. C’était un affairement inimaginable, une cité grouillante où tous et toutes, même les animaux errants, avaient quelque chose d’important à faire et le faisaient en toute hâte. Tous sauf Valentin qui déambulait sans suivre d’itinéraire particulier. Il s’arrêtait pour jeter un coup d’œil tantôt dans quelque échoppe obscure où s’entassaient pièces de toile et coupons de tissu, tantôt dans quelque magasin d’épices aux relents de moisi, tantôt dans quelque jardin chic et précieux constellé de fleurs aux teintes riches et coincé entre deux bâtiments hauts et étroits. De temps à autre, des gens le regardaient comme s’ils s’étonnaient que l’on puisse s’offrir le luxe de flâner.

Il s’arrêta dans une rue pour regarder des enfants jouer ; c’était une sorte de pantomime dans laquelle un petit garçon, le front ceint d’un bandeau de tissu doré effectuait des gestes menaçants au centre d’un cercle tandis que les autres dansaient autour de lui en simulant la terreur et en chantant :

Le vieux Roi des Rêves Est assis sur son trône. Jamais ne ferme l’œil, Jamais ne reste seul. Le vieux Roi des Rêves Nous visite la nuit. Si nous sommes méchants, Il nous fera grand-peur. Le vieux Roi des Rêves Au cœur comme la pierre, Jamais ne ferme l’œil, Jamais ne reste seul.

Mais quand les enfants s’aperçurent que Valentin les regardait, ils se tournèrent vers lui et lui adressèrent des gestes moqueurs, grimaçant, faisant des bras d’honneur, le montrant du doigt. Il s’éloigna en riant.

Vers le milieu de la matinée, il atteignit le bord de mer. De longues jetées s’avançaient profondément dans le port en formant des coudes, et chacune semblait être le centre d’une activité fébrile. Des débardeurs de quatre ou cinq races déchargeaient des cargos battant pavillon d’au moins vingt ports des trois continents. Ils utilisaient des flotteurs pour descendre les balles de marchandises jusqu’au bord des quais et les transporter jusqu’aux entrepôts, mais il y avait quantité de cris et de manœuvres hargneuses pendant que les sacs immensément lourds étaient manipulés dans tous les sens. Tandis que Valentin, assis dans l’ombre du wharf, contemplait la scène, il sentit qu’on le poussait d’une violente bourrade entre les épaules. Il pivota pour se trouver face à face avec un Hjort à la face congestionnée et rageuse qui gesticulait en montrant quelque chose du doigt.

— Par là-bas ! cria le Hjort. Nous avons besoin de six autres pour le navire de Suvrael !

— Mais je ne suis pas…

— Vite ! Dépêche-toi !

— Très bien. Valentin ne se sentait pas la moindre envie de discuter. Il se dirigea vers le quai et se joignit à un groupe de débardeurs qui vociféraient et rugissaient en débarquant un chargement de bétail sur pied. Valentin se mit à vociférer et à rugir avec eux jusqu’à ce que les animaux, des blaves d’un an au museau allongé, et qui beuglaient, se retrouvent sur le chemin du parc à bestiaux ou de l’abattoir. Puis il s’esquiva paisiblement et descendit le quai jusqu’à une jetée sans aucune activité.

Il resta tranquillement debout quelques minutes, regardant au-delà du port, en direction de la mer, de cette mer vert bronze et moutonnée, plissant les yeux comme si en essayant suffisamment fort, il pouvait réussir à voir de l’autre côté de la courbe du globe, jusqu’à Alhanroel et son Mont du Château qui s’élevait jusqu’aux cieux. Mais il n’était, bien entendu, pas question de voir Alhanroel d’ici, de l’autre côté des dizaines de milliers de kilomètres de l’océan, de l’autre côté d’une mer si large que certaines planètes auraient facilement pu loger entre les rivages des deux continents qui la bordaient. Valentin regarda par terre, entre ses pieds, et laissa son imagination s’enfoncer dans les profondeurs de Majipoor, se demandant ce qu’il trouverait s’il resurgissait du côté opposé de la planète. Il soupçonna que c’était la moitié occidentale d’Alhanroel. Il n’avait plus que des souvenirs vagues et confus de la géographie. Il semblait avoir oublié tant de choses de ce qu’il avait appris à l’école et il lui fallait faire des efforts pour se souvenir de quoi que ce fût. Peut-être en ce moment même, le lieu de Majipoor diamétralement opposé était-il la tanière du Pontife, le terrifiant Labyrinthe où se cloîtrait le vieux et puissant monarque. Ou peut-être – plus vraisemblablement – l’Île du Sommeil était-elle à l’opposé d’ici, l’île bénie où résidait la douce Dame, dans les clairières verdoyantes où ses prêtres et prêtresses psalmodiaient sans fin en envoyant des messages bienveillants aux dormeurs du monde entier. Valentin avait de la peine à croire que ces endroits existaient, que de tels personnages vivaient, toutes ces puissances, un Pontife, une Dame de l’Ile, un Roi des Rêves, et même un Coronal, bien qu’il eût contemplé ce dernier de ses propres yeux la veille au soir. Ces potentats lui semblaient irréels. Ce qui paraissait réel, c’étaient le bord des docks de Pidruid, l’auberge où il avait dormi, le poisson grillé, les jongleurs, le jeune Shanamir et ses animaux. Tout le reste n’était que mirage et caprice de l’imagination.