Выбрать главу

Il faisait chaud maintenant et l’humidité augmentait, en dépit d’une agréable brise qui soufflait vers la terre. Valentin se sentait de nouveau affamé. Il s’offrit pour quelques piécettes un repas composé de tranches de poisson cru à chair bleue, mariné dans une sauce forte et épicée et servi sur des plaques de bois. Il l’arrosa d’un pichet de vin de feu, une surprenante boisson dorée encore plus forte que la sauce et qui emportait la bouche. Puis il envisagea de retourner à l’auberge. Mais il réalisa qu’il ne connaissait ni son nom ni le nom de la rue où elle se trouvait. Il savait seulement qu’elle était à une faible distance de la zone portuaire. Ce ne serait pas une grosse perte s’il ne la retrouvait pas, car il portait sur lui toutes ses possessions, mais les seules personnes qu’il connaissait dans toute la ville de Pidruid étaient Shanamir et les jongleurs, et il ne voulait pas déjà se séparer d’eux.

Valentin rebroussa chemin et s’égara rapidement dans un dédale de venelles et de ruelles indiscernables qui traversaient l’Avenue de la Mer en tous sens. À trois reprises, il découvrit des auberges qui lui parurent être celle qu’il cherchait, mais les trois, lorsqu’il s’en approcha de plus près, se révélèrent ne pas être la bonne. Une heure s’écoula, peut-être plus, et ce fut le début de l’après-midi. Valentin comprit qu’il lui serait impossible de retrouver l’auberge et il eut un serrement de cœur en pensant à Carabella et au contact de ses doigts sur le côté de son bras, à la vivacité de ses mains lorsqu’elle attrapait les couteaux et à la flamme qui brillait dans ses yeux sombres. Mais ce qui est perdu est perdu, se dit-il, et rien ne sert de se lamenter. Il allait se trouver une autre auberge et se faire de nouveaux amis avant la nuit.

Puis il tourna le coin d’une rue et déboucha sur ce qui, très probablement, devait être le marché de Pidruid.

C’était un vaste espace clos presque aussi gigantesque que la Place Dorée, mais sans nul palais ni hôtel imposant aux façades dorées. Rien qu’une interminable succession de baraques couvertes de tuiles, de parcs à bétail à ciel ouvert et de cabanes exiguës. Ici l’on trouvait les parfums les plus suaves et les odeurs les plus nauséabondes du monde entier, et la moitié des produits de l’univers étaient en vente. Valentin y plongea, ravi, fasciné. Dans une baraque, des quartiers de viande étaient suspendus à de grands crochets. Des barils d’épices dont le contenu se répandait par terre en occupaient une autre. Des oiseaux-toupie, ces animaux écervelés qui, debout sur leurs pattes absurdes et brillantes, étaient plus grands que des Skandars, passaient leur temps dans un des parcs à se donner des coups de bec et de patte, pendant que des vendeurs d’œufs et de laine marchandaient par-dessus leur dos. Plus loin se trouvaient des baquets remplis de serpents à la peau luisante qui se tordaient comme des traînées de feu ; juste à côté, de petits dragons de mer étripés étaient empilés pour la vente, en tas pestilentiels. Il y avait un endroit où étaient rassemblés les écrivains publics qui rédigeaient des lettres pour des illettrés, et un changeur, qui échangeait prestement les monnaies d’une douzaine de mondes, et encore une rangée de cinquante étals de marchands de saucisses, tous identiques, et cinquante Lii aux traits identiques qui, côte à côte, entretenaient leurs foyers fumants et retournaient leurs brochettes.

Et des diseurs de bonne aventure, des magiciens, des jongleurs, mais il ne s’agissait pas de ceux que Valentin connaissait, et, dans un endroit dégagé, était accroupi un conteur qui, pour une piécette, racontait une aventure embrouillée et rien de moins qu’incompréhensible de lord Stiamot, le fameux Coronal qui avait régné huit mille ans plus tôt et dont les hauts faits étaient devenus légendaires. Valentin écouta cinq minutes le récit qui lui parut sans queue ni tête mais tenait en haleine un auditoire composé d’une quinzaine de porteurs en rupture de charge. Il poursuivît son chemin et passa devant une baraque où un Vroon aux yeux dorés jouait des airs sirupeux sur une flûte d’argent pour charmer des créatures tricéphales qui s’agitaient dans un panier d’osier ; devant un garçonnet souriant d’une dizaine d’années qui le défia à un jeu comportant des coquillages et des graines ; devant un groupe de marchands ambulants qui vendaient des banderoles portant la constellation du Prince ; devant un fakir qui flottait au-dessus d’une cuve d’huile bouillante d’aspect menaçant ; dans une allée d’interprètes des rêves et un passage où se pressaient des trafiquants de drogue ; devant le coin des bijoutiers et celui des interprètes. Et finalement, après avoir tourné un dernier angle où toutes sortes de vêtements bon marché étaient en vente, il déboucha sur le grand parc où l’on vendait les montures. Les robustes bêtes pourpres étaient alignées flanc contre flanc par centaines, voire par milliers, impassibles, regardant d’un œil indifférent ce qui était apparemment une vente se déroulant sous leur nez. Valentin trouva la vente aussi difficile à suivre que l’aventure de lord Stiamot narrée par le conteur : vendeurs et acquéreurs étaient disposés face à face sur deux longs rangs et se frappaient les poignets du tranchant de la main, complétant ces gestes en grimaçant, en s’entrechoquant les poings et en écartant les coudes d’un geste brusque. Pas un mot n’était prononcé, et pourtant bien des choses étaient ainsi communiquées, puisque des scribes stationnés le long de la double ligne rédigeaient constamment des actes de vente qu’ils validaient par des coups de tampon à l’encre verte tandis que des commis apposaient frénétiquement des étiquettes portant le sceau du Pontife, le labyrinthe, sur la croupe de chaque animal l’un après l’autre. Valentin suivit la ligne des vendeurs et finit par tomber sur Shanamir qui jouait de la main, des coudes et des poings avec une férocité consommée. En quelques minutes, tout fut terminé et le garçon bondit hors de la ligne en poussant un grand cri de joie. Il prit Valentin par le bras et le fit tourner pour manifester son allégresse.