Comme il n’appartenait pas à la tribu, il se contentait du rôle d’observateur lors de ces derniers, mais, une fois les discussions achevées, la fête battait son plein dans sa tente.
Toutefois, les hommes comme les femmes continuaient de s’interroger à son sujet. On apprit qu’un homme aux cheveux gris mais dans la force de l’âge rendait parfois visite à d’autres tribus, même lointaines...
Peut-être était-ce à cause de ces absences répétées que Jorith ne se retrouva pas enceinte tout de suite ; à moins qu’elle n’ait été trop jeune, seize printemps à peine, lorsqu’il l’avait mise dans son lit. Un an s’écoula avant les premiers signes avant-coureurs.
Quoique prise de fréquentes nausées, elle rayonnait de joie. Cari se conduisit à nouveau d’étrange façon, semblant se soucier de la santé de la future mère bien plus que de l’enfant à naître. Il alla jusqu’à surveiller ses repas, lui apportant des fruits exotiques quelle que fût la saison et l’empêchant de manger trop de sel. Elle lui obéit sans rechigner, voyant dans son attitude une preuve d’amour.
La vie suivait son cours dans la contrée, avec son lot de naissances et de morts. Lors des funérailles, personne n’osait parler librement à Cari, toujours baigné d’inconnu. D’un autre côté, les chefs de famille qui l’avaient élu furent fort marris lorsqu’il refusa d’être celui qui honorerait la prochaine Reine du Printemps.
Ils ravalèrent leur dépit, se rappelant les services qu’il leur avait rendus et leur rendait encore.
Chaleur ; moissons ; froidure ; renaissance ; retour de l’été ; et Jorith entra en couches.
Long fut son labeur. Elle se montra courageuse, mais les femmes qui l’assistaient prirent un air navré. Les elfes n’auraient pas apprécié qu’un homme la voie en cet instant. Cari avait irrité les esprits en insistant sur une propreté absolue. On ne pouvait qu’espérer qu’il savait ce qu’il faisait.
Il patientait dans la grande salle de sa demeure. Lorsque des visiteurs se présentaient, il leur faisait servir à boire et à manger, ainsi que le voulait la coutume, mais il se montrait peu bavard. Une fois seul, le soir venu, il ne dormit point mais resta assis dans les ténèbres jusqu’à l’aurore. De temps à autre, la sage-femme ou l’une de ses assistantes venait lui dire comment progressait l’accouchement. A la lueur de sa lampe, elle le voyait jeter des regards impatients en direction de la porte qu’il gardait fermée en permanence.
Vers la fin du second jour, la sage-femme le trouva avec ses amis. Un silence pesant se fit. Puis le fardeau qu’elle portait poussa un cri, auquel Winnithar répondit. Cari se leva, livide.
La femme s’agenouilla devant lui, déplia son linge et posa sur la terre battue, aux pieds mêmes du père, un nouveau-né mâle encore couvert de sang mais déjà plein de vigueur. Si Cari ne le prenait pas sur ses genoux, elle était censée l’emporter dans les bois et l’abandonner aux loups. Il ne daigna même pas lui chercher des imperfections. S’emparant de son fils, il croassa : « Jorith, comment va Jorith ?
— Elle est très faible, répondit la sage-femme. Tu peux aller la voir. »
Cari lui rendit le nouveau-né et se précipita dans la chambre. Les femmes qui s’y trouvaient s’écartèrent devant lui. Il se pencha sur Jorith. Elle avait la peau blafarde, le visage moite, les joues creuses. Mais, en découvrant son homme, elle tendit une main dolente et esquissa un sourire. « Dagobert », murmura-t-elle. C’était le nom, fort répandu dans sa lignée, qu’elle avait choisi pour son enfant s’il s’agissait d’un garçon.
« Dagobert, oui », dit Cari à voix basse. Ignorant la présence de témoins, il l’embrassa doucement.
Elle ferma les yeux et retomba sur la paille. « Merci, souffla-t-elle d’une voix quasi inaudible. Le fils d’un dieu.
— Non...»
Soudain, un frisson la parcourut. Elle porta vivement une main à son front. Ses yeux se rouvrirent. Leurs pupilles étaient immenses, fixes. Elle s’effondra. Son souffle se fit râle.
Cari se redressa, tourna les talons et sortit en courant. Une fois devant la porte fermée, il l’ouvrit et entra. Elle se referma en claquant.
Salvalindis alla au chevet de sa fille. « Elle se meurt, dit-elle d’une voix atone. Sa sorcellerie peut-elle la sauver ? Et le doit-elle ? »
La porte interdite se rouvrit. Cari n’était pas seul lorsqu’il la franchit. Il oublia de la refermer. Les hommes aperçurent l’éclat du métal. Certains se rappelèrent la monture qu’il avait chevauchée au-dessus des champs de bataille. Ils se serrèrent les uns contre les autres, agrippèrent leurs amulettes ou se signèrent.
Cari était accompagné d’une femme, vêtue d’une tunique et de braies aux couleurs de l’arc-en-ciel. Jamais on n’avait vu une contenance comme la sienne : un visage large et des pommettes saillantes, comme les Huns, mais un nez court, une peau dorée et des cheveux bleu-noir. Elle tenait une besace munie d’une poignée.
Tous deux foncèrent dans la chambre. « Dehors ! » rugit Cari, en chassant les femmes comme la tempête chasse les feuilles mortes.
Il ressortit à son tour, puis se rappela de refermer la porte interdite. En se retournant, il découvrit que tous avaient les yeux fixés sur lui, que tous s’écartaient de lui. « N’ayez pas peur, dit-il d’une voix blanche. Vous n’avez rien à craindre. Je suis allé chercher une guérisseuse pour aider Jorith. »
Suivit un long moment de silence durant lequel monta l’obscurité.
L’inconnue refit son apparition et invita Cari à la rejoindre. En la voyant, il poussa un gémissement. Elle l’agrippa par le coude afin qu’il ne tombe point et l’attira dans la chambre. Le silence semblait sourdre de la porte.
Au bout d’un temps, on entendit leurs voix, celle de Cari pleine de rage et de chagrin, l’autre de calme et de fermeté. Personne ne reconnut le langage qu’ils employaient.
Ils ressortirent. Cari semblait avoir vieilli. « Elle n’est plus, annonça-t-il. Je lui ai fermé les yeux. Prépare ses funérailles et le festin qui doit les accompagner, Winnithar. Je reviendrai pour y assister. »
La femme et lui entrèrent dans la pièce secrète. Blotti dans les bras de la sage-femme, Dagobert se mit à hurler.
2319
Si j’avais rejoint le New York des années 1930, c’était parce que je connaissais bien cette antenne et son personnel. Le jeune homme qui était de garde a tenté d’invoquer le règlement, mais il n’était pas de taille à me résister. Il a fini par appeler d’urgence un médecin. C’est Kweifei Mendoza qui a répondu, bien que nous ne nous soyons jamais croisés. Après m’avoir posé les questions essentielles, elle m’a rejoint sur mon sauteur, et en route pour le pays des Goths. Plus tard, elle a insisté pour que nous gagnions tous deux son hôpital lunaire du XXIVe siècle. Je n’avais pas le cœur à m’y opposer.
Elle m’a fait prendre un bain chaud et m’a envoyé au lit. Un casque électronique m’a plongé dans un sommeil de plusieurs heures.
Puis on m’a donné des vêtements propres, on m’a servi un repas (je n’en garde aucun souvenir) et on m’a conduit en sa présence. Assise derrière un gigantesque bureau, elle m’a fait signe de prendre un siège. Silence total pendant les trois minutes suivantes.