— Nous y réfléchirons plus tard, mon chéri. Pour l’instant, repose-toi, je t’en prie, dors un peu. »
337–344
Tharasmund était dans son treizième hiver lorsque périt son père Dagobert. Néanmoins, les Teurings firent de lui leur chef après qu’ils eurent inhumé le défunt dans un tumulus haut perché. Ce n’était qu’un enfant, mais un enfant prometteur, et ils ne souhaitaient pas qu’une autre lignée règne sur eux.
En outre, on ne s’attendait point à de nouvelles invasions après la bataille du Dniepr. L’alliance de Huns qu’ils avaient vaincue était formée de nombreuses tribus. Les autres ne s’en prendraient pas de sitôt aux Goths, et les Hérules eux aussi se tiendraient tranquilles. Si l’on devait à nouveau guerroyer, ce serait dans des terres lointaines, au service du roi Geberic. Tharasmund aurait le temps de grandir en force et en sagesse. Et puis, il ne manquerait pas de bénéficier des conseils de Wodan.
Waluburg, sa mère, épousa en seconde noces un homme du nom d’Ansgar. Quoique d’un rang inférieur au sien, c’était un homme prospère et dénué d’ambition. Non contents de bien administrer leur maison, ils se montrèrent des régents avisés. S’ils restèrent en fonction lorsque Tharasmund entama son règne, ce fut à sa demande. Comme tous ceux de sa lignée, il était pris de bougeotte et souhaitait voyager en toute liberté.
Il fut bien inspiré, car maints changements traversèrent le monde en ce temps-là. Un chef devait en être informé s’il voulait gouverner avec sagesse.
Rome était à nouveau en paix avec elle-même, bien que Constantin ait scindé l’Empire en deux parties, l’Orient et l’Occident. Comme capitale de l’Orient, il avait choisi la cité de Byzance, lui donnant un nom inspiré du sien. Elle se mit à croître et à prospérer. Après avoir subi quelques défaites, les Wisigoths firent la paix avec Rome et le commerce devint florissant sur les berges du Danube.
Constantin avait fait du Christ le seul et unique dieu de l’Empire. Les prosélytes de cette foi essaimaient de toutes parts. Les Goths d’Occident les écoutaient avec une attention croissante. Ceux qui testaient fidèles à Tiwaz et à Frija en prenaient ombrage. Non seulement les anciens dieux risquaient de se venger d’un peuple ingrat, mais en outre Constantinople ne pouvait que profiter de l’avènement du nouveau. Si les chrétiens plaçaient le salut de l’âme avant toute chose, il n’en était pas moins préférable d’être dans les bonnes grâces de l’Empire. Petit à petit, le ressentiment monta entre les deux factions.
Vu leur situation géographique, les Ostrogoths ne prirent conscience de la situation que fort tardivement. Les quelques chrétiens présents parmi eux étaient en majorité des esclaves venus d’Occident. Il y avait bien une église à Olbia, mais elle ne servait qu’aux marchands romains – une simple cabane en bois, bien pauvre comparée aux antiques temples de marbre à présent désertés. Cependant, à mesure que le commerce se développait, les colons entraient en contact avec des chrétiens, et même avec des prêtres. On vit des femmes se faire baptiser, et même quelques hommes.
Les Teurings rejetèrent en bloc cette nouvelle foi. Leurs dieux leur convenaient à merveille, ainsi qu’à tous les Goths d’Orient. Ils s’enrichissaient grâce à leurs récoltes, au troc, et aussi au tribut versé par les peuples que leur roi avait soumis.
Waluburg et Ansgar firent bâtir un grand hall digne du fils de Dagobert. Il se dressait sur la rive droite du Dniepr, dominant le lit étincelant du fleuve, les prés et les champs caressés par le vent, les forêts où nichaient des oiseaux dont les volées occultaient les cieux. Des dragons gravés dans le bois dominaient ses pignons ; au-dessus de ses portes étaient fixés des bois d’élan et des cornes d’aurochs, dorés à l’or fin ; sur les piliers figuraient tous les dieux – à l’exception de Wodan, qui avait droit à son propre temple. Autour de cet édifice poussèrent des bâtisses plus modestes, jusqu’à ce que l’ensemble forme un véritable village. La vie envahit le voisinage : hommes, femmes, enfants, chevaux, chiens, chariots, armes, bavardages, rires, chansons, bruits de pas sur les pavés, marteaux, scies, meules, feux, jurons, pleurs de temps à autre. Sur la berge, une remise abritait un bateau lorsqu’il ne naviguait pas, et les quais en voyaient souvent d’autres, aux soutes emplies de fabuleuses cargaisons.
On nomma ce hall Heorot, car le Vagabond avait dit en souriant que c’était là le nom d’un grandiose édifice du Nord. Il venait tous les deux ou trois ans passer quelques journées, à l’écoute des nouveautés.
Tharasmund était plus sombre que son père : les cheveux marron, le corps, les traits et l’âme plus lourds. Ce n’était pas un mal, se disaient les Teurings. Qu’il profite de sa jeunesse pour assouvir sa soif d’aventures et acquérir ainsi la sagesse ; il ne les en gouvernerait que mieux une fois rassis. Sans doute auraient-ils besoin d’un chef indéfectible. On racontait qu’un roi rassemblait les Huns autour de lui, comme jadis Geberic l’avait fait des Ostrogoths. Et on disait aussi qu’Ermanaric, l’héritier de ce dernier, était un être cruel et dominateur. En outre, la maison royale n’allait sûrement pas tarder à migrer vers le Sud, quittant les marécages pour gagner ces terres ensoleillées où s’était établi le plus gros du peuple. Les Teurings voulaient un chef capable de défendre leurs droits.
Tharasmund entama son ultime voyage alors qu’il avait dix-sept hivers, un voyage qui devait durer trois ans. Il le conduisit à travers la mer Noire et jusqu’à Constantinople. Son navire revint sans lui, et sa famille resta longtemps sans nouvelles. Mais on ne redoutait pas le malheur, car le Vagabond avait décidé d’accompagner son petit-fils durant ce périple.
Par la suite, Tharasmund et ses compagnons ne manquèrent pas de récits fabuleux pour animer leurs soirées. Après leur séjour dans la Nouvelle-Rome – une succession de prodiges et de péripéties mémorables –, ils s’enfoncèrent à l’intérieur des terres, traversant la Mésie pour gagner les rives du Danube. Là, ils passèrent un an chez les Wisigoths. Le Vagabond avait insisté pour que Tharasmund se lie d’amitié avec ces tribus.
Et ce fut là que le jeune homme rencontra Ulrica, fille du roi Athanaric. Ce puissant souverain vénérait encore les anciens dieux, et le Vagabond s’était déjà manifesté en son royaume.
Il était ravi de faire alliance avec une puissante maison d’Orient. Quant aux deux jeunes gens, ils s’entendaient à merveille. Quoique d’un tempérament un peu sec, Ulrica était à même de gérer une maisonnée, de porter des enfants robustes et d’épauler son homme. On parvint à un accord : Tharasmund allait regagner son pays, serments et cadeaux seraient échangés, et, dans un délai d’un an, sa promise le rejoindrait.
Le Vagabond ne passa qu’une nuit à Heorot avant de prendre congé. Tharasmund et ses compagnons ne firent que peu de confidences à son sujet, le louant pour ses sages conseils mais remarquant qu’il lui arrivait souvent de disparaître. Il était bien trop étrange pour se prêter à des bavardages.
Bien des années plus tard, cependant, alors qu’il se trouvait auprès d’Erelieva, Tharasmund lui confia : « Je lui ai ouvert mon cœur. C’est ce qu’il souhaitait, et il m’a écouté avec attention, mais j’ai eu l’impression que l’amour l’habitait autant que la souffrance. »
1858
Contrairement à la plupart des agents des échelons supérieurs, Herbert Ganz n’avait pas abandonné son milieu d’origine. Lorsque la Patrouille l’avait recruté, c’était un homme d’âge mûr doublé d’un célibataire endurci, et il appréciait sa condition de Herr Professor à l’université Friedrich-Wilhelm de Berlin. En règle générale, il revenait de ses voyages temporels cinq minutes après son heure de départ pour reprendre son existence routinière d’universitaire un peu pédant. Lesdits voyages le menaient le plus souvent dans un bureau à l’équipement futuriste, et il ne se rendait que rarement dans les anciens milieux germaniques auxquels il avait consacré sa carrière.