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Je ne m’étais pas très bien sorti de la confrontation. Mais comment aurais-je pu défendre un paganisme en lequel je ne croyais pas et que je savais condamné à disparaître ? Non que j’eusse été plus zélé pour défendre le Christ.

Le moi de 1858 a cherché Tharasmund du regard. Sur son visage juvénile, je distinguais les traits de ma chère Jorith...

« Et comment avancent vos recherches littéraires ? s’est enquis Ganz une fois la scène achevée.

— Fort bien. » Je me suis réfugié dans les faits. « J’ai déniché de nouveaux poèmes, avec des vers qui me semblent avoir inspiré des passages de Widsith et de Walthere. Pour être plus précis, depuis la bataille du Dniepr...» Évoquer celle-ci éveillait en moi de pénibles souvenirs, mais j’ai sorti mes notes et mes enregistrements, et j’ai poursuivi vaillamment.

344–347

L’année même où Tharasmund revint à Heorot pour assumer son rôle de chef des Teurings, Geberic s’éteignit dans le hall de ses pères, sur un pic des Hautes Tatras. Son fils Ermanaric devint le roi des Ostrogoths.

Vers la fin de l’année suivante, Ulrica, fille d’Athanaric le Wisigoth, vint rejoindre son promis Tharasmund à la tête d’une grande et riche compagnie. Leur mariage donna lieu à une fête mémorable, qui réunit des centaines d’invités et fut l’occasion de maints repas, beuveries, jeux, échanges de cadeaux, réjouissances et vantardises. Exauçant le vœu de son petit-fils, le Vagabond en personne unit les deux époux et conduisit à la lueur des torches la promise à la chambre où l’attendait son aimé.

Il s’en trouva certains, quoique aucun parmi les Teurings, pour murmurer que Tharasmund semblait un peu présomptueux, comme s’il n’avait pas l’intention de rester éternellement le féal de son roi.

Il dut partir en guerre peu après ses épousailles. Les Hérules semaient la dévastation dans les marches. Il fallut un hiver entier pour les repousser et dévaster une partie de leur contrée. A peine la campagne était-elle achevée qu’Ermanaric convoqua auprès de lui tous les chefs de tribu.

Cette réunion se révéla fructueuse. On dressa les plans de nouvelles conquêtes et d’autres louables entreprises. Ermanaric déplaça sa cour vers le Sud, afin de se rapprocher de son peuple. Outre les Greutungs dont il était le souverain, nombre de chefs de tribu l’accompagnèrent avec leurs escortes. Ce fut là un splendide périple, que les bardes chantèrent en des termes dont le Vagabond entendit bientôt parler.

Tout ceci explique qu’Ulrica ait tardé à enfanter. Mais peu après que Tharasmund l’eut retrouvée, son ventre s’arrondit de façon très visible. Elle déclara à ses suivantes qu’elle allait donner naissance à un garçon, dont la renommée rivaliserait avec celle de ses ancêtres.

Elle accoucha par une nuit d’hiver – sans difficulté selon certains, au mépris de la douleur à en croire d’autres. Heorot se réjouit. Le père fit savoir qu’il donnerait un festin pour la cérémonie du nom.

Voilà qui romprait la monotonie de la saison, en attendant la fête du solstice. Une foule se massa bientôt autour du hall. On trouvait parmi eux des hommes qui saisirent l’occasion pour s’entretenir en privé avec Tharasmund. Ils avaient des reproches à faire au roi Ermanaric.

La grande salle était décorée de guirlandes d’aiguilles de pin, de tentures, de bijoux, de verrerie romaine. Bien que le jour n’ait pas encore déserté les champs enneigés, des lampes éclairaient déjà les lieux. Vêtus de leurs plus beaux atours, les plus notables des yeomen et des femmes teurings entouraient le trône, sur lequel on avait posé le bébé dans son berceau. Les plus humbles, les enfants et les chiens se tenaient contre les murs. Le parfum du pin et de l’hydromel emplissait les crânes.

Tharasmund s’avança. Il tenait dans sa main la hache consacrée, qu’il brandirait au-dessus de son fils en demandant la bénédiction de Donar. A ses côtés avançait Ulrica, qui portait une jarre contenant de l’eau du puits de Frija. Jamais on n’avait vu plus splendide cérémonie, hormis lors de la naissance du premier-né d’une maison royale.

« Nous sommes réunis...» Tharasmund s’interrompit. Tous les regards se tournèrent vers la porte. Un soupir déferla sur l’assemblée. « Oh ! j’espérais ta présence. Sois le bienvenu. »

Tapant le sol de sa lance, le Vagabond s’approcha. Il pencha sa tête grise sur l’enfant.

« Veux-tu lui donner son nom, seigneur ? demanda Tharasmund.

— Quel sera son nom ?

— Celui d’un ancêtre de sa mère, afin de raffermir notre alliance avec les Goths d’Occident – Hathawulf. »

Le Vagabond demeura sans bouger pendant un moment qui sembla s’éterniser. Puis il leva enfin la tête. Le rebord de son chapeau plongeait son visage dans l’ombre. « Hathawulf », dit-il à voix basse, comme s’il parlait pour lui-même. « Oh ! oui. Je comprends maintenant. » Haussant le ton : « Telle est la volonté de Weard. Eh bien, qu’il en soit ainsi. Je vais lui donner son nom. »

1934

Émergeant de l’antenne new-yorkaise pour me retrouver dans le froid et les ténèbres de décembre, je me suis rendu chez moi à pied. L’éclairage public et les vitrines des magasins me jetaient Noël à la figure, mais les acheteurs étaient rares. Au coin des rues beuglaient les orchestres de l’Armée du salut et tintaient les clochettes des pères Noël demandant la charité, tandis que des vendeurs à la triste figure proposaient des articles sans intérêt. Il n’y avait pas de Dépression chez les Goths, ai-je songé. Mais les Goths avaient moins à perdre. Sur le plan matériel, à tout le moins. Sur le plan spirituel... qui aurait pu le dire ? Pas moi, qui avais pourtant vu ma part d’Histoire et n’avais pas fini d’en voir.

En m’entendant arriver sur le palier, Laurie a ouvert en grand la porte de notre appartement. Nous étions convenus de cette date pour nos retrouvailles, après son retour de Chicago, où l’on exposait ses toiles. Elle m’a serré très fort.

Comme nous entrions, sa joie s’est estompée. Nous avons fait halte au milieu de la salle de séjour. Elle a pris mes mains dans les siennes, m’a dévisagé en silence puis m’a demandé à voix basse : « Qu’est-ce qui fa blessé... cette fois-ci ?

— Rien que je n’aurais dû prévoir, ai-je répondu d’une voix aussi engourdie que mon âme. Euh... comment s’est passée l’exposition ?

— Très bien, a-t-elle répondu d’une voix neutre. En fait, j’ai déjà vendu deux toiles pour une coquette somme. » Le souci s’est peint sur son visage. « Mais assez parlé de cela, asseyons-nous. Je vais te servir un verre. Bon Dieu, tu as l’air vraiment sonné.

— Ça va. Pas la peine de me bichonner.

— Peut-être que ça me fait du bien. Tu n’y as jamais pensé ? » Elle m’a poussé vers mon fauteuil préféré. Je m’y suis effondré et j’ai contemplé l’extérieur. De lointaines lueurs parvenaient jusqu’à nos fenêtres, comme pour faire reculer la nuit. La radio diffusait un programme de chants de Noël. « Douce nuit, sainte nuit...»

« Enlève donc tes chaussures », m’a lancé Laurie depuis la cuisine. J’ai obtempéré, et c’était soudain comme si j’étais vraiment rentré chez moi, à la façon d’un Goth débouclant son ceinturon.