Ulrica en conçut de l’amertume. Elle n’en voulait pas à Tharasmund d’avoir une autre femme : la plupart des hommes agissaient ainsi quand ils en avaient les moyens, et celle-ci n’était pas la première. Ce qui la mettait en rage, c’était le statut qu’il accordait à Erelieva : elle était la seconde dans la maisonnée et la première dans son cœur. Bien qu’Ulrica fût trop fière pour se lancer dans une querelle perdue d’avance, son ressentiment n’en était pas moins évident. Elle battit froid à Tharasmund, même lorsqu’il rejoignait sa couche. Il finit donc par s’en abstenir, hormis lorsqu’il espérait un nouvel héritier.
Lorsqu’il s’absentait, Ulrica déversait à l’envi son fiel sur Erelieva, la raillant et la moquant sans cesse. La jeune femme souffrait en silence. Elle se gagnait des amis à mesure que la mégère perdait les siens. En réaction, Ulrica prêta une attention accrue à ses fils, qui devinrent très proches d’elle.
C’étaient des garçons fougueux, vifs et impatients d’apprendre à devenir des hommes, aimés de tous ceux qui les rencontraient. Quoique fort différents de caractère, l’aîné étant plus actif, le cadet plus pensif, ils étaient attachés l’un à l’autre. Quant à leur sœur Swanhild, elle était adorée de tous les Teurings – Erelieva et Alawin inclus.
Durant cette période, le Vagabond ne se manifesta que rarement, et toujours pour de brèves visites. Il n’en devint que plus impressionnant aux yeux de tous. Lorsqu’on apercevait sa silhouette dans les collines, le son de la corne dépêchait vers lui une escorte de cavaliers. Il était encore plus taiseux que jadis. On eût dit qu’un chagrin secret pesait sur ses épaules, mais personne n’osait l’interroger à ce propos. Cela était surtout évident lorsque Swanhild venait à passer près de lui, dans toute sa beauté juvénile, lorsqu’elle lui servait une coupe de vin de sa main tremblante, ou lorsqu’elle se mêlait aux enfants qui l’écoutaient, captivés, dispenser contes et conseils avisés. « Comme elle ressemble à son arrière-grand-mère ! » dit-il un jour à Tharasmund.
Le fier guerrier frissonna sous ca cape. Depuis quand cette femme reposait-elle dans la terre ?
Un jour, on vit le Vagabond afficher de la surprise. Depuis sa précédente visite, Erelieva était venue vivre à Heorot et avait donné naissance à son fils. Un peu intimidée, elle s’approcha de l’Ancien afin de le lui montrer. Il resta muet un long moment avant de demander : « Quel est son nom ?
— Alawin, sire.
— Alawin ! » Le Vagabond porta une main à son front. « Alawin ? » Un temps s’écoula, puis il murmura : « Mais tu es Erelieva. Erelieva... Erp... oui, c’est ainsi qu’on se souviendra de toi, mon cœur. » Personne ne put déchiffrer son propos.
Les années passèrent. La puissance du roi Ermanaric ne faisait que croître. Son avidité et sa cruauté croissaient avec elle.
Alors que Tharasmund et lui étaient dans leur quarantième hiver, le Vagabond fit une nouvelle apparition. Ceux qui l’accueillirent avaient la mine sombre et le verbe rare. Heorot grouillait d’hommes en armes. Tharasmund salua son hôte d’un air grave. « Seigneur et aïeul, es-tu venu à notre aide – toi qui jadis chassa les Vandales du pays des Goths ? »
Le Vagabond était aussi immobile qu’une statue de pierre. « Raconte-moi ce qui se passe, et depuis le début, ordonna-t-il enfin.
— Pour que la situation soit claire même à nos yeux ? Mais elle ne l’est que trop. Enfin... que ta volonté soit faite. » Tharasmund réfléchit. « Permets-moi de faire venir deux hommes. »
Ceux-ci se révélèrent fort mal assortis. Liuderis, un colosse grisonnant, était l’homme de confiance du chef. Il faisait office d’intendant du domaine et de capitaine des troupes par intérim. Le second n’était qu’un garçon roux de quinze ans, glabre mais bien bâti, dont les yeux verts exprimaient une rage hors de proportion avec sa jeunesse. Tharasmund le présenta : Randwar, fils de Guthric, un Greutung plutôt qu’un Teuring.
Tous quatre se retirèrent dans une salle isolée. La brève journée hivernale touchait à son terme. Quelques lampes donnaient un peu de lumière, un brasero une maigre chaleur, mais les hommes s’emmitouflaient dans leurs fourrures et leur haleine blanche emplissait la pénombre. La salle était richement meublée à la romaine, avec une table aux incrustations de nacre. On distinguait des tentures et des volets ornés de gravures. Des serviteurs avaient apporté une carafe de vin et des verres. Le plancher de chêne résonnait des bruits de la vie tout autour. Le fils et le petit-fils du Vagabond avaient prospéré.
Mais Tharasmund ne cessait de grimacer, de s’agiter sur son siège, de triturer ses boucles brunes et sa barbe court taillée. Puis il se tourna vers son visiteur et lui dit d’une voix éraillée : « Nous partons voir le roi, une troupe de cinq cents hommes. Son dernier outrage est intolérable. S’il n’est pas fait justice au nom des morts, le coq rouge chantera sur son toit. »
Cette métaphore désignait le feu : ce qu’il évoquait là, c’était un soulèvement, une guerre civile, la mort du roi des Goths.
Nul n’aurait pu dire si le visage du Vagabond avait frémi. Les ombres se mouvaient sur ses rides au rythme des flammes chancelantes. « Dis-moi ce qu’il a fait », demanda-t-il.
Tharasmund adressa un signe de tête à Randwar. « Parle, mon garçon, répète ce que tu nous as dit. »
Le jeune homme déglutit. La rage ne tarda pas à l’emporter sur la timidité que lui inspirait le visiteur. Durant tout son discours, il ne cessa de se frapper le genou du poing.
« Sache, sire – mais je crois que tu le sais déjà –, sache que le roi Ermanaric avait deux neveux, Embrica et Fritla. Ce sont les fils de son défunt frère, Aiulf, qui a péri lors de la guerre contre les Angles, dans le Nord. Embrica et Fritla ont toujours été de valeureux guerriers. Il y a deux ans, ils ont mené une campagne dans le Sud, pour affronter les Alains qui avaient fait alliance avec les Huns. Ils ont rapporté un riche butin, car ils avaient pillé la place où les Huns entreposaient les tributs prélevés sur leurs conquêtes. En apprenant ceci, Ermanaric a décrété que ce butin lui revenait, de par ses prérogatives royales. Ses neveux le lui ont refusé, affirmant qu’ils avaient monté cette campagne de leur propre initiative. Il leur a demandé de venir en discuter avec lui. Ils ont obtempéré, prenant soin de cacher leur trésor au préalable. Bien qu’il ait garanti leur sécurité, Ermanaric les a faits prisonniers. Voyant qu’ils refusaient de lui dire où se trouvait le trésor, il les a fait torturer et assassiner. Ensuite, il a envoyé une armée à la recherche du trésor. Elle n’a rien trouvé, mais elle a ravagé leurs terres, incendié leurs demeures, massacré leurs familles – pour leur enseigner l’obéissance, à en croire le roi. Sire ! hurla Randwar, n’est-ce pas là un crime ?
— C’est souvent ainsi qu’agissent les rois. » La voix du Vagabond était de fer. « Quel est ton rôle dans cette affaire ?
— Mon... mon père était lui aussi fils d’Aiulf, et il est mort très jeune. C’est mon oncle Embrica et son épouse qui m’ont élevé. J’étais parti en expédition de chasse lorsque c’est arrivé. A mon retour, la maison n’était plus qu’un tas de cendres. On m’a dit que les hommes d’Ermanaric avaient tous violenté ma mère adoptive avant de lui trancher la gorge. Elle... elle était apparentée à cette maison. Je suis venu ici. »
Il s’effondra sur son siège, refoula vaillamment ses pleurs, vida son verre d’un trait.
« Oui, fit Tharasmund, Mathaswentha était ma cousine. Comme tu le sais, dans les familles de haut rang, on se marie souvent en dehors de la tribu. Randwar m’est apparenté, lui aussi, et nous partageons un peu de ce sang qui a été versé. En outre, il sait où se trouve le trésor, à savoir au fond du Dniepr. Remercions Weard de l’avoir envoyé ici et de lui avoir épargné la captivité. Cet or conférerait au roi une trop grande puissance. »