Liuderis secoua la tête. « Je ne comprends pas, marmonna-t-il. Je ne parviens toujours pas à comprendre. Pourquoi Ermanaric se conduit-il de cette façon ? Est-il possédé par un démon ? Ou bien est-il fou ?
— Ni l’un, ni l’autre, je pense, répondit Tharasmund. A mon avis, c’est Sibicho, son conseiller – un conseiller vandale, qui plus est –, c’est Sibicho qui insuffle le mal en lui. Mais Ermanaric a toujours été disposé à l’écouter, oh ! oui. » S’adressant au Vagabond : « Cela fait des années qu’il augmente le tribut que nous lui versons, qu’il met des femmes libres dans sa couche, qu’elles le veuillent ou non, qu’il traite le peuple avec dédain et brutalité. J’ai l’impression qu’il cherche à soumettre tous les chefs qui lui tiennent tête. Si nous restons sans réagir à sa dernière atrocité, la prochaine sera pire et nous n’y réagirons pas davantage. »
Le Vagabond acquiesça. « Oui, tu as certainement raison. J’ajouterais qu’Ermanaric envie la puissance de l’Empereur romain et qu’il souhaite l’égaler à la tête des Ostrogoths. Par ailleurs, il sait que, chez les Wisigoths, Frithigern s’oppose avec un succès croissant à Athanaric, et il veut étouffer dans l’œuf toute sédition en son royaume.
— Nous allons exiger justice de sa part, reprit Tharasmund. Il devra payer double réparation et, lors de la grande assemblée, jurer sur la Pierre de Tiwaz qu’il respectera désormais les anciennes lois et coutumes. Sinon, je soulèverai tout le pays contre lui.
— Il a quantité de partisans, l’avertit le Vagabond, qu’ils lui aient fait serment d’allégeance, qu’ils le craignent trop pour lui résister, qu’ils espèrent s’enrichir à son service ou qu’ils estiment qu’un roi puissant est nécessaire pour protéger les frontières à présent que les Huns rassemblent leurs forces, tel un serpent se préparant à bondir sur sa proie.
— Certes, mais pourquoi ce roi serait-il forcément Ermanaric ? » intervint le jeune Randwar.
L’espoir éclaira le visage de Tharasmund. « Sire, dit-il au Vagabond, toi qui as terrassé les Vandales, combattras-tu encore aux côtés des tiens ? »
Ce fut d’une voix lourde d’angoisse qu’on lui répondit : « Je... je ne peux pas participer à ton combat. Weard me l’interdit. »
Tharasmund resta muet un moment. Puis il demanda : « Veux-tu au moins nous accompagner ? Le roi sera forcément tenu de t’écouter. »
Le Vagabond observa un nouveau silence, puis répondit comme à contrecœur : « Oui, je verrai ce que je peux faire. Mais je ne fais aucune promesse. Tu entends ? Aucune promesse. »
C’est ainsi qu’il partit avec les autres, à la tête de la troupe.
Ermanaric possédait plusieurs demeures dans son royaume. Il allait de l’une à l’autre, accompagné de ses gardes, de ses conseillers et de ses serviteurs. Peu après avoir fait tuer ses neveux, il avait eu l’audace de s’installer à trois jours de cheval de Heorot.
Trois jours d’une ambiance lourde. Un manteau de neige recouvrait la terre. Elle craquait sous les sabots. Le ciel était gris et bas, l’air immobile et âpre. Les maisons se blottissaient sous le chaume. Les arbres étaient nus, hormis les conifères à l’allure sinistre. Personne ne parlait ni ne chantait, même autour du feu de camp le soir venu.
Mais lorsque leur destination fut en vue, Tharasmund donna de la corne et ils arrivèrent au galop.
Les sabots claquaient sur le pavé, les chevaux hennissaient lorsque les Teurings entrèrent dans la cour royale. Les gardes, à peu près aussi nombreux qu’eux, se tenaient devant le hall, la lance prête mais abaissée. « Nous devons parler à votre maître ! » rugit Tharasmund.
C’était une insulte calculée : par ce mot, il leur signifiait qu’ils n’étaient pas à ses yeux des hommes libres, mais des esclaves ou des chiens. Le capitaine rougit et répliqua : « Je n’en laisserai entrer que quelques-uns – que les autres se retirent.
— Faites ce qu’il dit », murmura Tharasmund à Liuredis. Le vieux guerrier gronda : « Entendu, nous nous retirons, puisque nous vous faisons peur – mais nous resterons sur le qui-vive pour nous assurer que nos chefs sont en sécurité.
— Nous sommes venus parler », s’empressa de dire le Vagabond.
Il mit pied à terre, imité par Tharasmund et par Randwar. Les portiers s’écartèrent devant eux et ils franchirent le seuil. La salle était emplie de gardes. Ils étaient armés, contrairement aux usages. Assis le dos au mur est, flanqué de ses courtisans, Ermanaric attendait.
C’était un géant au port inflexible. Ses cheveux noirs et sa barbe en éventail encadraient un visage ridé et sévère. Vêtu de splendides atours, il portait une couronne et des bracelets en or massif, que faisait luire l’éclat des torches. Ses vêtements étaient exotiques, par le tissu comme par la teinture, et bordés de martre et d’hermine. Il tenait dans sa main un gobelet de cristal, et des rubis étincelaient à ses doigts.
Il demeura silencieux jusqu’à ce que les trois voyageurs crottés et épuisés s’arrêtent devant son trône. Il prit le temps de leur jeter un regard mauvais, puis il dit : « Eh bien, Tharasmund, te voilà en étrange compagnie.
— Tu sais qui sont ces deux-là, répondit le chef des Teurings, comme tu sais ce qui nous amène ici. »
Sibicho – un homme souffreteux, au teint de cendre, assis à la droite du roi – lui murmura à l’oreille. Ermanaric opina. « Prenez place, dit-il. Buvons et mangeons.
— Non, répondit Tharasmund. Nous n’accepterons ni ton sel ni ta soupe tant que tu n’auras pas fait la paix avec nous.
— Tu parles hors de propos. »
Le Vagabond leva bien haut sa lance. Le silence se fit, et les flammes semblèrent crépiter avec plus de force. « Si tu es sage, ô roi, tu écouteras cet homme. Ta terre saigne. Panse la plaie et applique-lui des simples avant qu’elle ne s’enfle et ne s’infecte. »
Ermanaric le fixa sans broncher et répliqua : « Je ne supporte pas la raillerie, vieillard. Je l’écouterai s’il dompte sa langue. Tharasmund, dis ton fait et sois bref. »
Cet ordre était comme un soufflet. Le Teuring dut déglutir à trois reprises avant de pouvoir formuler sa demande.
« Je m’attendais à cela de ta part, répondit Ermanaric. Sache qu’Embrica et Fritla ont péri par leur faute. Ils ont privé leur roi d’un butin qui lui revenait de droit. Les voleurs et les parjures sont toujours mis hors la loi. Mais je suis prêt à me montrer clément. J’offrirai réparation pour leurs biens et leurs familles... une fois que ce trésor m’aura été restitué.
— Quoi ? s’écria Randwar. Assassin, comment oses-tu dire cela ? »
Les gardes grondèrent. Tharasmund retint le garçon d’une main. S’adressant à Ermanaric : « Nous exigeons double réparation pour les torts que tu as commis. Notre honneur ne saurait se contenter de moins. Quant à la propriété de ce trésor, que la grande assemblée en décide ; et que la paix règne entre nous quelle que soit sa décision.
— Je ne marchande pas, rétorqua Ermanaric d’une voix glaciale. Accepte mon offre et va-t’en – ou refuse-la et va-t’en, avant que je ne châtie ton insolence. »
Le Vagabond s’avança. Une nouvelle fois, il leva sa lance pour demander le silence. Son chapeau ombrageait son visage, le rendant encore plus mystérieux ; sur ses épaules, la cape bleue tombait comme une paire d’ailes. « Entendez-moi. Les dieux sont vertueux. Ils dictent la destinée de celui qui viole la loi et piétine les faibles. Ermanaric, écoute avant qu’il ne soit trop tard. Écoute avant que ton royaume ne soit détruit. »