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Un murmure parcourut la grande salle. Les hommes frémirent, se signèrent, empoignèrent leurs armes comme pour se rassurer. On voyait rouler les yeux sur fond de fumée et de pénombre. Le Vagabond avait dit son fait.

Sibicho tira sur la manche du roi et lui murmura quelques mots. Ermanaric acquiesça. Il se pencha en avant, pointa l’index comme une lame et déclara, d’une voix qui fit trembler les solives :

« Tu as été l’hôte de maisons qui sont les miennes, vieillard. Il n’est pas convenable que tu me menaces ainsi. Et tu te montres fort peu sage, quelle que soit l’admiration que te vouent les enfants, les vieilles folles et les simples d’esprit, oui, tu te montres fort peu sage si tu penses que je te crains. On me dit que tu n’es autre que Wodan. Qu’en ai-je à faire ? Je ne me fie pas aux dieux, mais à la force qui est mienne. »

Il se leva d’un bond. Son épée jaillit du fourreau, étincelante. « Oseras-tu m’affronter, l’ancien ? lança-t-il. Nous pouvons ici même tracer notre champ clos. Affronte-moi d’homme à homme, et je briserai ta lance en deux, et tu fuiras ces lieux en hurlant ! »

Le Vagabond ne broncha pas ; à peine vit-on sa lance frémir. « Weard ne le veut point, soupira-t-il. Mais je t’en conjure, au nom de tous les Goths, fais la paix avec ces hommes que tu as bafoués.

— Je ferai la paix s’ils le souhaitent, dit Ermanaric en souriant de toutes ses dents. Tharasmund, tu as entendu mon offre. L’acceptes-tu ? »

Le Teuring banda ses muscles tandis que Randwar grondait comme un loup aux abois, que le Vagabond restait pétrifié comme une idole, que Sibicho ricanait sur son banc. « Non, croassa-t-il. Je ne le puis.

— Alors disparaissez, tous autant que vous êtes, avant que je vous renvoie dans vos niches à coups de fouet. »

En entendant ces mots, Randwar sortit son épée du fourreau. Tharasmund porta la main à la sienne, on vit jaillir le fer de toutes parts. Le Vagabond tonna : « Nous partons, mais uniquement pour le salut des Goths. Réfléchis encore, ô roi, tant que tu es encore roi. »

Il fit signe à ses compagnons de le suivre. Ermanaric se mit à rire. Les échos de ce rire les poursuivirent jusqu’au bout de la grande salle.

1935

Laurie et moi nous promenions dans Central Park. Le printemps se répandait autour de nous. Bien qu’il subsistât quelques plaques de neige, l’herbe verdissait déjà. Arbres et buissons se criblaient de bourgeons. Plus loin, les gratte-ciels étincelaient, lavés par la pluie, sur un fond d’azur où régataient quelques nuages. La fraîcheur de l’air vivifiait le sang.

C’est à peine si je le remarquais, perdu que j’étais dans mon hiver.

Elle s’est emparée de ma main. « Tu n’aurais pas dû faire ça, Cari. » J’ai senti qu’elle partageait ma douleur, dans la mesure où elle en était capable.

« Avais-je vraiment le choix ? ai-je répondu du fond de mes ténèbres. Tharasmund m’avait demandé de l’accompagner, je te l’ai dit. Si j’avais refusé, jamais plus je n’aurais dormi en paix.

— Parce que tu y arrives maintenant ? » Elle s’est reprise en hâte. « Bon, d’accord, peut-être étais-tu en droit de le consoler par ta présence, mais tu t’es quand même exprimé. Tu t’es efforcé d’éviter le conflit.

— Bénis soient les faiseurs de paix, c’est ce qu’on m’a enseigné au catéchisme.

— Cette guerre est inéluctable. N’est-ce pas ? C’est elle qu’évoquent les contes et les poèmes que tu étudies. »

J’ai haussé les épaules. « Des contes. Des poèmes. Quelle est leur valeur factuelle ? Oui, d’accord, l’Histoire a retenu le sort d’Ermanaric. Mais Swanhild, Hathawulf, Solbern... ont-ils péri ainsi que le disent les sagas ? Et si ces événements se sont vraiment produits – s’il ne s’agit pas d’une invention romantique qu’un chroniqueur aurait prise au pied de la lettre –, comment être sûr qu’ils en étaient les protagonistes ? » Péniblement, je me suis éclairci la gorge. « Ma tâche est de déterminer la véracité des événements afin que la Patrouille puisse la préserver.

— Mon chéri, mon chéri, a-t-elle soupiré, comme tu souffres ! Tu en perds le jugement. Réfléchis. C’est ce que j’ai fait – et maintes fois – et, si je ne me suis pas rendue sur place, cela me permet néanmoins d’avoir un certain recul dont... dont tu as choisis de te dispenser. Tout ce que tu m’as rapporté depuis le début de cette histoire, tout porte à croire que les événements suivent un cours inéluctable. Si le dieu que tu es pouvait pousser le roi à un compromis, tu y serais parvenu, je n’en doute pas. Mais telle n’est pas la forme du continuum.

— Mais le continuum est flexible ! Quelle importance peut avoir la vie de quelques Barbares ?

— Tu t’emportes, Cari, et tu le sais. Je... je passe des nuits blanches à imaginer ce que tu pourrais tenter. Tu es au bord du précipice. Peut-être même commences-tu déjà à basculer.

— Les lignes temporelles finiraient par s’ajuster. Comme toujours.

— Si tel était le cas, nous n’aurions pas besoin d’une Patrouille. Tu dois prendre conscience du risque que tu cours. »

C’est ce que j’avais fait. Je m’étais contraint à l’analyser. Il existe des nexus, des points où un coups de dés peut être décisif. Et ce ne sont pas toujours ceux auxquels on pense.

Un exemple m’est revenu en mémoire, tel un cadavre de noyé remontant à la surface. Un instructeur de l’Académie l’avait jugé parlant pour les cadets originaires de mon milieu.

La Seconde Guerre mondiale a eu des conséquences incalculables, la plus importante étant qu’elle a permis aux Soviétiques de contrôler la moitié de l’Europe. (L’arme nucléaire aurait été conçue dans tous les cas à ce moment-là, car son principe était déjà connu.) Cette situation politico-militaire a entraîné des événements qui ont affecté la destinée du genre humain pendant plusieurs siècles – c’est-à-dire pendant une durée indéfinie, vu que ces siècles recelaient leurs propres nexus.

Et cependant, Winston Churchill avait raison lorsqu’il a qualifié de « guerre inutile » le conflit de 1939-45. Certes, celui-ci trouve en grande partie son origine dans la faiblesse des démocraties. Mais il a fallu que les nazis s’emparent de l’Allemagne pour qu’elles reculent devant sa menace. Et si ce mouvement – à l’origine un groupuscule dérisoire, que la république de Weimar avait toutefois traité avec trop de clémence – avait pu accéder au pouvoir dans la patrie de Bach et de Goethe, c’était uniquement grâce au génie d’Adolf Hitler. Et le père de celui-ci, né Alois Schicklgruber, était l’enfant illégitime d’un bourgeois autrichien et de sa soubrette...

Supposons que vous mettiez un terme à leur liaison, ce qui pourrait se faire sans causer du tort à quiconque, alors vous avortez toute l’Histoire qui s’ensuit. En 1935, le monde serait déjà altéré. Peut-être serait-il préférable à l’original (sur certains points ; pour un temps), peut-être pas. Il y aurait de grandes chances, par exemple, pour que l’homme n’aille jamais dans l’espace. A tout le moins, l’exploration spatiale serait retardée de plusieurs décennies ; suffisamment pour condamner à mort une Terre exsangue. Il n’y aurait aucune chance pour que cette Histoire parallèle débouche sur une Utopie.

Peu importe. Si mon intervention altérait de façon significative des événements survenus du temps des Romains, je serais toujours là ; mais lorsque je regagnerais cette année 1935, ma civilisation n’aurait jamais existé. Et Laurie pas davantage.

« Je... je ne crois pas avoir couru de risque, ai-je avancé. Mes supérieurs ont lu mes rapports, et ceux-ci ne leur dissimulaient aucun détail. Si je vais trop loin, ils me le feront savoir. »