Aucun détail ? Eh bien, je faisais de mes observations un compte rendu exhaustif, sans mentir ni dissimuler quoi que ce soit, mais sans me répandre non plus. La Patrouille ne voulait pas d’une confession larmoyante, pas vrai ? Et on ne me demandait pas de me perdre dans les détails triviaux, pas vrai ? De toute façon, cela m’aurait été impossible.
J’ai inspiré à fond. « Écoute. Je sais rester à ma place. Je ne suis qu’un lettré, un linguiste. Mais si je peux aider quelqu’un – sans danger pour moi –, alors je dois le faire. Pas vrai ?
— Tu es ce que tu es, Cari. »
Nous avons poursuivi notre route. Puis elle s’est exclamée : « Hé ! rappelle-toi que tu es en permission, en vacances ! Nous sommes censés nous détendre et profiter de la vie. J’ai fait des projets pour nous deux. Écoute-moi...»
J’ai vu des larmes perler à ses paupières, et j’ai fait de mon mieux pour afficher la joie qu’elle-même s’efforçait de feindre.
366–372
Tharasmund reconduisit ses hommes à Heorot. Ils se séparèrent et regagnèrent leurs foyers. Le Vagabond fit ses adieux. « Agis sans précipitation, conseilla-t-il. Prends ton temps. Qui sait ce qui peut arriver ?
— Toi, je crois bien, répondit Tharasmund.
— Je ne suis pas un dieu.
— Tu me l’as dit plus d’une fois, mais sans plus de précision. Qu’es-tu donc ?
— Je ne puis le révéler. Mais si cette maison m’est redevable de ce que j’ai fait pour elle au fil des ans, je te demande aujourd’hui, pour honorer cette dette, de faire preuve de prudence et de circonspection. »
Tharasmund acquiesça. « C’est ce que j’aurais fait dans tous les cas. Il me faudra du temps et de la ruse pour édifier une alliance assez forte pour faire hésiter Ermanaric. Après tout, la plupart des hommes préfèrent rester chez eux et attendre que l’orage soit passé, où que frappe la foudre. Quant au roi, il ne tentera aucune action inconsidérée s’il ne s’estime pas prêt. Je ne dois pas me laisser dépasser, mais je sais qu’on va plus loin en marchant qu’en courant. »
Le Vagabond le prit par la main, ouvrit la bouche comme pour parler, battit des cils, tourna les talons et s’en fut. Lorsque Tharasmund le vit pour la dernière fois, il s’éloignait sur la route enneigée, son chapeau, sa cape et sa lance à peine visibles.
Randwar s’établit à Heorot, souvenir vivant d’un tort qui restait à redresser. Mais il était trop jeune, trop plein de vie, pour se morfondre bien longtemps. Bientôt, il se lia d’amitié avec Hathawulf et Solbern, et ils ne se quittèrent plus, que ce soit pour chasser, pour jouer, pour se battre ou pour faire la fête. Il voyait tout aussi souvent leur sœur Swanhild.
Avec l’équinoxe vinrent la fonte des neiges, les bourgeons, les fleurs et les feuilles. Durant la saison froide, Tharasmund avait beaucoup voyagé pour discuter en privé avec les chefs des Teurings et de leurs alliés. Le printemps venu, il resta chez lui pour s’occuper de ses terres, et chaque soir il retrouvait Erelieva pour prendre du plaisir avec elle.
Un jour, il s’écria, plein de joie : « Nous avons labouré et semé, nettoyé et bâti, sevré nos bêtes afin qu’elles puissent paître. Libérons-nous un peu ! Demain, nous partons à la chasse. »
Ce matin-là, il embrassa Erelieva devant tous les hommes qui l’accompagnaient, puis monta en selle et partit au galop. Les chiens aboyaient, les chevaux hennissaient, les sabots claquaient, les cornes meuglaient. Avant de disparaître, là où la route contournait un bosquet, il se retourna pour lancer un signe à Erelieva.
Lorsqu’elle le revit ce soir-là, il n’était plus qu’une dépouille sanglante.
Les hommes qui le portaient, sur une civière confectionnée avec une cape fixée à deux lances, racontèrent d’une voix éteinte ce qui s’était produit. En pénétrant dans la forêt située à plusieurs milles de là, ils avaient trouvé les traces d’un sanglier et l’avaient traqué. Un long moment s’écoula avant qu’ils ne le débusquent. C’était une puissante bête, à la robe argentée, aux défenses pareilles à des poignards incurvés. Tharasmund était transporté de joie. Mais la vaillance de l’animal était elle aussi très grande. Plutôt que de rester immobile lorsque les chasseurs l’encerclèrent, il les chargea de front. Le cheval de Tharasmund s’effondra en hurlant, une plaie béante au ventre. Le chef se retrouva à terre. Ce que voyant, le sanglier se jeta sur lui. Il le laboura de ses défenses. Le sang jaillit.
Bien que les hommes aient tué la bête sans tarder, ils la soupçonnaient d’être un démon, à moins qu’elle n’ait été possédée – l’œuvre d’Ermanaric, ou bien de Sibicho, son visqueux conseiller ? Quoi qu’il en soit, les blessures de Tharasmund n’étaient pas de celles qu’on peut étancher. A peine s’il eut le temps d’étreindre les mains de ses fils.
Les femmes gémissaient dans la grande salle et dans les maisons environnantes – excepté Ulrica, qui restait de marbre, et Erelieva, qui s’était isolée pour pleurer.
Pendant que l’épouse lavait et exposait le corps de son mari, car tel était son droit, des amis de la concubine conduisaient celle-ci en lieu sûr. Un peu plus tard, ils la convainquirent d’épouser un yeoman veuf dont les enfants avaient besoin d’une marâtre et qui demeurait assez loin de Heorot. Quoique âgé de dix ans, son fils Alawin se conduisit en homme et décida de rester. Hathawulf, Solbern et Swanhild le protégèrent de l’hostilité de leur mère, gagnant ainsi son amour inconditionnel.
La nouvelle de la mort de Tharasmund s’était répandue alentour. Les Teurings se rassemblèrent dans la grande salle, où Ulrica rendit les honneurs à son homme. On fit sortir le corps richement vêtu de la glacière où il se trouvait. Liuderis était à la tête des guerriers qui l’inhumèrent dans une chambre avec son épée, sa lance, son bouclier, son casque et sa broigne, ainsi qu’un trésor d’or, d’argent, d’ambre, de verre et de pièces romaines. Hathawulf, son fils aîné, sacrifia le cheval et le chien qui l’accompagneraient sur la route de l’enfer. Le feu rugit sur l’autel de Wodan tandis que les hommes recouvraient la tombe de terre, jusqu’à former un grand tumulus. Puis ils tournèrent autour d’elle à cheval, faisant claquer leur épée sur leur bouclier et hurlant comme des loups.
Suivit un festin qui dura trois jours. Le troisième jour, le Vagabond apparut.
Hathawulf lui céda le trône. Ulrica lui servit du vin. Dans le silence qui peuplait désormais la pénombre, il but au nouveau spectre, à Mère Frija, au salut de la maisonnée. Il ne prononça que peu de mots. Puis il fit un signe à Ulrica et lui murmura à l’oreille. Tous deux sortirent pour gagner le boudoir.
Le soleil se couchait, le ciel était bleu-gris, la pièce fort obscure. L’air frais apportait un parfum de feuille et de glèbe, le chant d’un rossignol, mais ni l’un ni l’autre ne semblaient réels à Ulrica. Elle contempla un moment le métier à tisser et son ouvrage inachevé. « Que va donc tisser Weard à présent ? demanda-t-elle à voix basse.
— Un linceul, répondit le Vagabond, à moins que tu ne changes le cours de la navette. »
Elle se tourna pour lui faire face et lui répliqua d’un ton presque moqueur : « Moi ? Mais je ne suis qu’une femme. C’est mon fils Hathawulf qui dirige les Teurings.
— Ton fils. Il est jeune, et il connaît moins le monde que son père lorsqu’il avait son âge. Toi, Ulrica, fille d’Athanaric, épouse de Tharasmund, tu possèdes à la fois le savoir et la force, ainsi que la patience qui est l’apanage des femmes. Tu peux dispenser de sages conseils à Hathawulf, si tant est que tu le souhaites. Et... il a l’habitude d’écouter ce que tu lui dis.
— Et si je me remariais ? Sa fierté dresserait un mur entre nous.