— Je ne pense pas que tu te remarieras. »
Ulrica contempla le crépuscule. « Non, je ne le souhaite point. J’ai eu mon content de cela. » Elle se retourna vers la silhouette enténébrée. « Tu veux que je reste ici et que je conserve mon influence sur lui et sur son frère. Eh bien, que dois-je leur dire, Vagabond ?
— Sois la voix de la sagesse. Il te sera dur de ravaler ta fierté et de ne point chercher à te venger d’Ermanaric. Cela le sera plus encore pour Hathawulf. Mais, ainsi que tu le comprends sans doute, sans Tharasmund pour conduire sa faction, la querelle ne peut avoir qu’une seule issue. Convaincs tes fils que, s’ils ne font pas la paix avec Ermanaric, ta famille est condamnée. »
Ulrica observa un long silence. Puis elle dit : « Tu as raison, et je vais m’y efforcer. » Ses yeux le cherchèrent à nouveau parmi les ténèbres. « Mais ce sera par nécessité et non par souhait. Si nous avons un jour la chance de faire du tort à Ermanaric, je serai la première à les encourager à la saisir. Et jamais nous ne nous prosternerons devant ce troll, jamais nous ne souffrirons de sa part de nouvelles turpitudes. » Elle conclut, pareille à un faucon fondant sur sa proie : « Tu le sais. Ton sang est celui de mes fils.
— J’ai dit ce que j’avais à dire, soupira le Vagabond. Maintenant, fais ce que tu as à faire. »
Ils retournèrent au festin. Il partit le matin venu.
Ulrica suivit son conseil, en dépit de son amertume. Ce ne fut pas une mince affaire que de convaincre Hathawulf et Solbern. Ils ne cessaient d’invoquer leur honneur et leur réputation. Elle leur dit qu’il ne fallait pas confondre courage et inconscience. Ils étaient jeunes, sans expérience, sans pratique du commandement, jamais ils ne rallieraient une armée de taille à se soulever contre le roi. Liuderis confirma ce jugement à contrecœur. Ulrica déclara à ses fils qu’ils n’avaient pas le droit d’entraîner dans la ruine la maison de leur père.
Qu’ils recourent plutôt à la négociation. Qu’ils soumettent leur cas à la grande assemblée et s’inclinent devant son verdict, à condition que le roi en fasse autant. Les victimes de ce dernier n’étaient pour eux que des parents éloignés ; la réparation que le roi avait proposée leur serait plus utile qu’une vengeance ; nombre de chefs et de yeomen seraient reconnaissants aux fils de Tharasmund d’avoir respecté l’unité du royaume, et, dans les années à venir, ils n’en auraient que plus de respect pour eux.
« Mais n’oublie pas ce que redoutait père, protesta Hathawulf. Si nous cédons devant Ermanaric, il cherchera à en profiter. »
Ulrica pinça les lèvres. « Je n’ai pas dit que vous deviez permettre cela. S’il tente de le faire, alors, par le Loup que dompta Tiwaz, il le regrettera ! Mais je le crois trop rusé pour agir ainsi. Il saura se retenir.
— A moins qu’il ne devienne assez puissant pour nous défaire.
— Oh ! cela lui prendra du temps, et nous-mêmes nous emploierons à accroître nos forces. Vous êtes jeunes, ne l’oubliez pas. À tout le moins, vous finirez par lui survivre. Mais peut-être n’aurez-vous pas besoin d’attendre aussi longtemps. À mesure qu’il vieillira...»
Et c’est ainsi, jour après jour, semaine après semaine, qu’Ulrica parvint à convaincre ses fils d’exaucer son souhait.
Randwar les traita de lâches et de traîtres. Ils faillirent en venir aux mains. Swanhild s’interposa entre ses frères et lui. « Mais vous êtes amis ! » s’exclama-t-elle. Ils retrouvèrent leur calme, non sans maugréer.
Plus tard, Swanhild consola Randwar en privé. Tous deux se promenaient dans un sentier où poussaient les mûres, où les feuilles des arbres chuchotaient et accrochaient le soleil, où les oiseaux chantaient. Ses cheveux dorés coulaient en cascade, ses grands yeux avaient la couleur d’un ciel d’été, son pas avait la grâce de celui d’une biche. « Pourquoi faut-il que tu sois toujours triste ? lui demanda-t-elle. Il fait trop beau pour pleurer.
— Mais ceux... ceux qui m’ont élevé, ils crient vengeance !
— Ils savent que tu les vengeras dès que tu en auras le pouvoir, et ils sont patients. Ils peuvent attendre jusqu’à la fin du monde, n’est-ce pas ? Tu vas te faire un nom grâce auquel on se souviendra des leurs ; attends de voir... Regarde, regarde ces papillons ! On dirait un coucher de soleil qui vole ! »
Bien que Randwar s’abstînt désormais d’ouvrir son cœur à Hathawulf et à Solbern, il retrouva son amabilité à leur égard. C’étaient les frères de Swanhild, après tout.
Des hommes au verbe habile firent la navette entre Heorot et le palais royal. A leur grande surprise, Ermanaric était prêt à accorder plus que précédemment. C’était comme s’il pensait pouvoir se montrer plus généreux à présent que Tharasmund n’était plus de ce monde. Il se refusait toujours à verser double réparation, car il aurait ce faisant avoué ses torts. Toutefois, si ceux qui connaissait la cachette du trésor consentaient à l’apporter lors de la prochaine assemblée, il laisserait celle-ci décider à qui il devait revenir.
On parvint donc à un accord. Mais pendant que se déroulaient ces marchandages, Hathawulf dépêcha d’autres émissaires sur les conseils d’Ulrica ; et lui-même conféra avec certains chefs. Ces activités se poursuivirent jusqu’à l’équinoxe d’automne.
Une fois l’assemblée ouverte, le roi exposa ses revendications. Un antique usage voulait que tout trésor de guerre revienne au souverain de celui qui l’avait gagné en combattant à son service, charge audit souverain de l’utiliser pour récompenser les hommes méritants et conclure de nouvelles alliances. Sinon, chaque capitaine ne penserait qu’à son propre intérêt ; la puissance de l’ost ne pouvait qu’en être diminuée, l’avidité l’emportant sur la gloire ; les querelles au moment du partage sèmeraient la zizanie. Embrica et Fritla connaissaient cette loi, mais ils avaient choisi de la bafouer.
Au grand étonnement du roi, plusieurs hommes prirent alors la parole, qu’Ulrica avait sélectionnés avec soin. Jamais il n’aurait cru qu’ils fussent si nombreux. Chacun à sa manière, ils exposèrent le même argument. Certes, les Huns et les Alains étaient les ennemis des Goths. Mais Ermanaric ne leur faisait pas la guerre cette année-là. Embrica et Fritla avaient monté leur raid comme on monte une entreprise commerciale. Le trésor qu’ils avaient gagné leur appartenait de droit.
Suivirent de longs et houleux débats, dans la salle de conseil et dans les tentes dressées autour d’elle. Il ne s’agissait pas seulement d’une question de loi ; il s’agissait de savoir qui imposerait sa volonté. Les arguments d’Ulrica, tels qu’exposés par ses fils et ses émissaires, avaient convaincu suffisamment de participants que le roi devait être châtié, et ce bien que Tharasmund soit mort – et peut-être même parce qu’il était mort.
Tous n’étaient pas de cet avis, tous n’osaient pas l’admettre. Si bien que les Goths convinrent en fin de compte de diviser le trésor en trois parties égales : la première irait à Ermanaric, les deux autres aux fils d’Embrica et de Fritla. Comme les hommes du roi avaient tué ces derniers, les deux tiers du trésor revinrent à Randwar, le fils adoptif d’Embrica. Il devint riche du jour au lendemain.
Livide, Ermanaric s’en fut sans mot dire. Un long moment s’écoula avant que quiconque lui adresse la parole. Sibicho fut le premier à s’y risquer. Il l’attira à l’écart et ils parlèrent pendant des heures. Nul n’entendit ce qu’ils se dirent ; mais l’humeur d’Ermanaric en fut améliorée.
Lorsqu’on l’apprit à Heorot, Randwar marmonna que le bonheur d’une telle fouine ne signifiait rien de bon pour les oiseaux. Mais le reste de l’année s’écoula paisiblement.
Durant l’été suivant, tout aussi paisible, il se produisit un étrange incident. Le Vagabond apparut sur la route d’Occident, comme à son habitude. Liuderis alla à sa rencontre à la tête d’une petite escorte. « Comment se portent Tharasmund et les siens ? demanda le nouveau venu.