— Hein ? fit Liuderis, stupéfait. Tharasmund est mort, seigneur. L’aurais-tu oublié ? Tu as pourtant assisté à ses funérailles. »
Le Gris s’appuya sur sa lance comme frappé de stupeur. Soudain, la journée parut moins chaude, moins ensoleillée. « Certes, dit-il enfin d’une voix presque inaudible. J’ai parlé à tort. » Il s’ébroua, leva les yeux vers les cavaliers et reprit avec plus de fermeté : « J’ai bien des choses à l’esprit en ce moment. Pardonne-moi, mais je ne puis séjourner parmi vous ce jour. Donne mon salut à tous. Je reviendrai plus tard. » Il fit demi-tour et s’en fut.
Les hommes se signèrent, encore sous le choc. Un peu plus tard, un bouvier ramenant son troupeau raconta que le Vagabond était venu le voir dans son champ et l’avait longuement questionné sur la mort de Tharasmund. Personne ne savait ce que signifiait tout cela, mais une servante chrétienne déclara que les anciens dieux perdaient de leur emprise sur le monde.
Néanmoins, les fils de Tharasmund accueillirent le Vagabond avec la déférence voulue lorsqu’il revint l’automne suivant. Ils se gardèrent de lui demander des explications sur sa conduite. Quant à lui, il se montra plus jovial qu’à l’ordinaire et resta parmi eux deux semaines plutôt que deux jours. On remarqua l’attention qu’il portait aux plus jeunes enfants, Swanhild et Alawin.
Bien entendu, ce fut avec Hathawulf et Solbern qu’il eut les conversations les plus importantes. Il les pressa de partir en Occident l’année suivante, comme leur père l’avait fait dans sa jeunesse. « Il vous sera utile de connaître les terres romaines et de cultiver l’amitié de vos cousins wisigoths, leur dit-il. Et je serai là pour vous servir de guide, de conseiller et d’interprète.
— Cela ne sera pas possible, j’en ai peur, lui répondit Hathawulf. Pas tout de suite. Les Huns se montrent de plus en plus hardis. Ils ont recommencé à faire des raids dans nos marches. Même si nous ne le portons pas dans notre cœur, nous devons admettre que le roi Ermanaric a raison d’appeler à la guerre pour l’été prochain ; et Solbern et moi tenons à accomplir notre devoir.
— En effet, renchérit son frère, et pas seulement au nom de notre honneur. Jusqu’ici, le roi nous a laissés en paix, mais il est de notoriété publique qu’il nous déteste. Si nous devions passer pour des couards ou des paresseux, qui se rangerait à nos côtés en cas de menace ? »
Le Vagabond sembla plus contrarié par ce refus qu’on ne pouvait s’y attendre. Puis il dit : « Eh bien, Alawin va avoir douze ans – il est trop jeune pour guerroyer avec vous, mais suffisamment mûr pour m’accompagner. Laissez-le venir avec moi. »
Ils acceptèrent, et Alawin dansa de joie. En le voyant ainsi ravi, le Vagabond secoua la tête et murmura : « Comme il ressemble à Jorith ! Mais ses deux parents étaient de la même lignée. » S’adressant sèchement à Hathawulf : « Vous vous entendez bien avec lui, Solbern et toi ?
— Oui, très bien même », dit le chef, un peu surpris. « C’est un brave garçon.
— Il n’y a jamais de querelle entre vous ?
— Oh ! pas plus que n’en cause son impertinence. » Le jeune homme caressa sa barbe soyeuse. « Certes, notre mère ne l’a jamais aimé. Et elle a la rancune tenace. Mais quoi qu’en disent les ragots, elle ne mène pas ses fils à la baguette. Si ses conseils nous semblent sages, nous les suivons. Sinon, nous n’en faisons rien.
— Cultivez la tendresse que vous avez les uns pour les autres. » Le Vagabond semblait adresser là une prière plutôt qu’un ordre ou un conseil. « Elle est trop rare en ce monde. »
Fidèle à sa parole, il revint le printemps suivant. Hathawulf avait équipé Alawin d’une tenue de voyage, de chevaux et de serviteurs, ainsi que d’un stock d’or et de fourrures à troquer. Le Vagabond avait quant à lui des objets précieux qui les aideraient à gagner les bonnes grâces de leurs hôtes à l’étranger.
L’adolescent prit congé de ses frères et de sa sœur avec moult effusions.
Ils restèrent un long moment à regarder s’éloigner la caravane. Alawin semblait si petit, et ses cheveux si pâles, par contraste avec la grande silhouette sombre qui chevauchait à ses côtés. Nul ne formula la pensée qui habitait tous les esprits : cette scène leur rappelait que le dieu Wodan était censé guider les âmes des défunts.
Mais, un an plus tard, tous revinrent en parfaite santé. Alawin avait grandi, sa voix avait mué, et il ne laissait pas de décrire les merveilles qu’il avait vues et entendues.
Hathawulf et Solbern avaient des nouvelles plus inquiétantes à transmettre. L’été précédent, la guerre contre les Huns n’avait pas très bien tourné. Non seulement les féroces cavaliers n’avaient rien perdu de leur habileté au combat, mais ils avaient en outre appris la discipline sous les ordres d’un chef des plus rusés. S’ils n’avaient remporté aucune des batailles les ayant opposés aux Goths, ils ne leur en avaient pas moins infligé de lourdes pertes, et aucun des deux camps ne pouvait se prétendre vainqueur. Soumis à de constantes attaques surprises, affamés, privés de butin, Ermanaric et ses troupes avaient dû battre en retraite sur une plaine qui n’en finissait pas. Il ne lancerait pas d’expédition similaire cette année ; il n’en avait pas les moyens.
Ce fut donc un soulagement de passer des soirées entières à boire en écoutant les récits d’Alawin. Les fabuleux domaines romains suscitèrent bien des rêves. Mais certains des propos de l’adolescent plongèrent Hathawulf et Solbern dans l’inquiétude, Randwar et Swanhild dans l’étonnement et Ulrica dans l’irritation. Pourquoi le Vagabond avait-il choisi un tel itinéraire ?
Au lieu de se rendre directement à Constantinople, comme il l’avait fait jadis avec Tharasmund, il avait commencé par gagner les terres des Wisigoths, où les voyageurs avaient séjourné plusieurs mois. S’ils avaient présenté leurs respects au païen Athanaric, ils avaient surtout fréquenté la cour du chrétien Frithigern. Certes, celui-ci était non seulement plus jeune mais désormais plus puissant que celui-là, bien qu’Athanaric continuât à persécuter les chrétiens demeurant dans son royaume.
Lorsque le Vagabond finit par obtenir l’autorisation d’entrer dans l’Empire et de traverser le Danube pour se rendre en Mésie, il s’attarda à nouveau chez les chrétiens, dans la colonie d’Ulfilas pour être précis, et encouragea Alawin à se faire des amis parmi eux. Lorsqu’ils visitèrent enfin Constantinople, ce ne fut que brièvement. Le Vagabond en profita pour enseigner les us et coutumes romains à l’adolescent. L’automne venu, ils repartirent vers le nord et hivernèrent à la cour de Frithigern. Le Wisigoth encouragea ses hôtes à se faire baptiser, et peut-être qu’Alawin se serait laissé convaincre, tant il avait été impressionné par les églises de la Corne d’Or. En fin de compte, il refusa poliment, expliquant qu’il ne devait pas se mettre en désaccord avec ses frères. Frithigern se rendit à cet argument, se contentant de déclarer : « Puisse venir le jour où tu seras libéré de cette obligation. »
Le printemps venu, dès que les routes devinrent praticables, le Vagabond avait ramené le jeune homme au bercail. Il ne s’était guère attardé.
Cet été-là, Hathawulf épousa Anslaug, fille du chef des Taifals. Ermanaric avait tenté de s’opposer à cette union.
Peu après, Randwar vint voir Hathawulf pour solliciter un entretien privé. Ils sellèrent leurs chevaux et allèrent se promener dans les champs. Il soufflait une forte brise, qui faisait frémir l’herbe fauve à perte de vue. Sur un ciel d’un bleu profond se détachaient des nuages aveuglants ; leurs ombres couraient sur le monde. Des bestiaux à la robe rouge paissaient çà et là, dispersés un peu partout. Les oiseaux jaillissaient des fourrés, un faucon planait dans les hauteurs. La fraîcheur de l’air se nuançait d’un parfum de terre chaude et de végétation.