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Les Ostrogoths s’interrogèrent en maugréant. Les distances à parcourir étaient telles qu’un développement du commerce leur paraissait douteux, ce qui ne les incitait guère à y consacrer du temps et des efforts. Quant à quitter leurs foyers, c’était impensable. Le Vagabond disait-il bien la vérité ? Et qui était-il, au fait ? Certains le qualifiaient de dieu, et il était apparemment doué de longévité ; mais il ne formulait pas semblable prétention. Peut-être s’agissait-il d’un troll, d’un sorcier, ou encore – à en croire les chrétiens – d’un diable chargé d’égarer les mortels. A moins qu’il ne fût tout simplement sénile.

Le Vagabond persista. Certains de ses interlocuteurs réfléchirent à ses propos ; quelques-uns des plus jeunes en furent exaltés. Au premier rang de ceux-ci figurait Alawin – Hathawulf, quant à lui, se montrait hésitant, et Solbern dubitatif.

Le Vagabond ne cessait d’aller et de venir, de parler, de s’affairer, de commander. Quand vint l’équinoxe d’automne, il avait en partie accompli son but. Le palais de Frithigern abritait désormais de l’or, des biens et des hommes pour gérer ceux-ci ; en dépit de sa jeunesse, Alawin les rejoindrait l’année suivante afin d’encourager le commerce ; à Heorot et en d’autres villages, des hommes étaient prêts à migrer sur le champ en cas de besoin.

« Tu t’es épuisé à notre service, lui dit Hathawulf alors que son dernier séjour touchait à son terme. Si tu appartiens aux Anses, alors ceux-ci ne sont point infatigables.

— Non, soupira le Vagabond. Eux aussi périront dans la chute du monde.

— Mais cela ne se produira pas de sitôt.

— Nombreux sont les mondes à être tombés en ruine, mon fils, et nombreux ceux qui les suivront dans les années, les millénaires à venir. J’ai fait pour vous ce que je pouvais. »

Anslaug, l’épouse de Hathawulf, vint lui faire ses adieux. Elle donnait le sein à son premier-né. Le Vagabond contempla celui-ci durant un long moment. « L’avenir, le voici », murmura-t-il. Personne ne comprit ces mots. Bientôt, on le vit s’éloigner, appuyé sur sa lance, sur une route où la bise agitait les feuilles mortes.

Peu après, Heorot apprit la terrible nouvelle.

Le roi Ermanaric avait annoncé une expédition au pays des Huns. Cette fois-ci, il ne s’agissait pas d’une guerre ouverte, aussi ne leva-t-il aucune armée, se contentant de partir à la tête de ses gardes, quelques centaines de guerriers qui lui étaient tout dévoués. Les Huns s’étaient remis à harceler les frontières. Il allait les châtier. Une frappe rapide, violente, et un massacre de leur cheptel. Avec un peu de chance, il pourrait piller deux ou trois campements. Les Goths acquiescèrent en ayant connaissance de ce projet. Qu’on engraisse les corbeaux d’Orient, cela inciterait peut-être ces sales nomades à retourner dans leurs steppes ancestrales.

Mais une fois qu’il eut rassemblé ses troupes, Ermanaric les conduisit beaucoup moins loin. Soudain, voilà qu’elles débarquaient dans la demeure de Randwar, tandis que les fermes de ses alliés s’embrasaient d’un horizon à l’autre.

Le combat fut fort bref, le jeune homme n’y étant pas préparé et les forces royales étant supérieures en nombre. Les mains liées derrière le dos, Randwar tituba dans sa cour, bousculé par ses ennemis. Le sang coulait dans ses cheveux. Il avait tué trois de ses adversaires, mais ceux-ci avaient ordre de le capturer vivant, et ils l’avaient terrassé à coups de gourdins et de manches de hache.

C’était une soirée lugubre, où la bise sifflait son chant désolé. Des volutes de fumée montaient des ruines calcinées. Le soleil rougeoyait à l’horizon. Quelques cadavres gisaient sur le pavé. Près du cheval d’Ermanaric, deux guerriers maintenaient dans une poigne de fer une Swanhild pétrifiée. On eût dit qu’elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait, que rien n’était réel à ses yeux hormis l’enfant qui lui gonflait le ventre.

On amena Randwar devant le roi. Celui-ci scruta son prisonnier. « Eh bien, qu’as-tu à dire pour ta défense ? »

Randwar s’exprimait avec difficulté, mais il gardait la tête haute. « Que je n’ai point vaincu par traîtrise un homme qui ne m’avait rien fait.

— Allons. » Les doigts d’Ermanaric caressaient une barbe qui virait au blanc. « Allons. A-t-on le droit de comploter contre son souverain ? A-t-on le droit d’œuvrer à sa perte ?

— Je... n’ai point fait cela... je voulais seulement préserver l’honneur et la liberté... des Goths...» Sa gorge était si sèche qu’il ne put poursuivre.

« Traître ! » hurla Ermanaric, qui se lança alors dans une longue tirade. À moitié effondré, Randwar n’en entendit sans doute pas grand-chose.

Voyant cela, Ermanaric se tut. « Il suffit, dit-il. Pendez-le par le cou et laissez-le aux corbeaux, comme le voleur qu’il est. »

Swanhild se mit à hurler et à se débattre. Randwar lui jeta un regard brouillé puis se tourna vers le roi et dit : « Si tu me pends, je rejoindrai Wodan, mon ancêtre. Il... me vengera...»

Ermanaric lui décocha un coup de pied en plein visage. « Qu’on le pende, j’ai dit ! »

On avait déjà passé la corde à la poutre saillante d’un grenier. Des guerriers la mirent au cou de Randwar, hissèrent celui-ci et la fixèrent. Il tressaillit un long moment avant de ne plus bouger que sous l’effet du vent.

« Oui, le Vagabond te retrouvera, Ermanaric ! s’écria Swanhild. Je jette sur toi la malédiction de la veuve, assassin, et j’implore la vengeance de Wodan ! Vagabond, enferme dedans la plus glaciale des grottes infernales ! »

Frissonnants, les Greutungs se signèrent ou agrippèrent leurs talismans. Ermanaric lui-même semblait troublé. Sibicho, qui chevauchait à ses côtés, lança : « Elle invoque son ancêtre sorcier ? Qu’on ne souffre pas de la laisser vivre ! Que la terre se purifie de son sang !

— Oui ! » fit Ermanaric en se ressaisissant. Il donna un ordre.

Ce fut la peur, plus que toute autre chose, qui poussa les hommes à obéir. Ceux qui maintenaient Swanhild la giflèrent jusqu’à ce qu’elle défaille, et ils la jetèrent au centre de la cour. Étourdie, elle tomba sur le pavé. Des cavaliers se pressèrent autour d’elle, encourageant leurs chevaux affolés à se cabrer. Lorsqu’ils se retirèrent, il ne restait plus d’elle qu’une bouillie écarlate piquetée d’esquilles blanches.

La nuit tomba. Ermanaric conduisit ses hommes dans la grande salle pour y fêter leur victoire. Le matin venu, ils dénichèrent le trésor et l’emportèrent avec eux. La corde grinçait toujours, Randwar restait suspendu au-dessus des restes de Swanhild.

Tel fut le récit que les survivants rapportèrent à Heorot. Ils s’étaient empressés d’enterrer les morts. La plupart souhaitaient s’en tenir là, mais quelques Greutungs avaient soif de vengeance, et il en était ainsi de tous les Teurungs.

La rage et le chagrin engloutirent les frères de Swanhild. Leur mère se montra plus froide, gardant ses sentiments pour elle. Mais lorsqu’ils se demandèrent ce qu’ils devaient faire, bien que de toutes parts leur peuple ait afflué autour d’eux... elle les entraîna à l’écart, et ils parlèrent jusqu’à ce que tombent des ténèbres agitées.

Tous trois entrèrent dans la grande salle. Ils proclamèrent leur décision. Mieux valait frapper sans délai. Certes, le roi s’attendrait à cette réaction, et il ne renverrait pas sa garde de sitôt. Toutefois, à en croire les témoins de son passage, elle n’était guère plus importante que les troupes assemblées ici même. Une attaque surprise, des guerriers bien décidés... et on n’en parlerait plus. Attendre, c’était donner à Ermanaric le temps dont il espérait disposer pour écraser tous les Goths épris de liberté.

Les hommes approuvèrent à grands cris. Le jeune Alawin se joignit à eux. Puis, soudain, la porte s’ouvrit, et le Vagabond entra. Il ordonna d’un ton ferme que le dernier-né de Tharasmund ne quitte pas les lieux, puis il retourna dans la nuit et le vent.