Nous étions assis sur une terrasse adjacente au bâtiment. Le crépuscule parait d’une fraîcheur bleutée le jardin et la forêt en fleurs. A l’est, la terre pentue se précipitait à la rencontre d’une mer aux éclats de vif-argent ; à l’ouest, l’étoile du soir frémissait au-dessus de Mauna Kea. Un ruisseau gazouillait. Cette scène paisible m’aidait à guérir.
« Prêt à reprendre le collier ? s’est enquis Everard.
— Oui. Et ce sera beaucoup plus facile à présent. Le plus gros du travail est fait, les informations fondamentales ont été collectées et assimilées. Reste seulement à enregistrer les chants et les contes à mesure qu’ils seront composés et diffusés.
— “ Seulement ” ! » s’est exclamée Laurie. Cette raillerie était teintée de tendresse, et sa main posée sur la mienne ajoutait au réconfort qu’elle me procurait. « Enfin, au moins es-tu libéré de ton chagrin. »
La voix d’Everard s’est faite plus grave. « En êtes-vous sûr, Cari ? »
Ce fut d’un ton apaisé que je lui ai répondu : « Oui. Oh ! je conserverai toujours des souvenirs pénibles, mais n’est-ce pas notre lot à tous ? Les bons leurs sont supérieurs en nombre, et je commence à pouvoir les évoquer sans frémir.
— Vous comprenez, bien entendu, qu’il est néfaste de verser dans l’obsession comme vous l’avez fait. C’est un danger qui nous guette tous ou presque...» Sa voix a-t-elle tremblé, l’espace d’un instant ? Retrouvant sa contenance : « Dans un tel cas, on doit se ressaisir et se rétablir.
— Je sais, ai-je dit en m’autorisant un gloussement. Et vous savez que j’y ai réussi, non ? »
Everard a tiré sur sa bouffarde. « Pas exactement. Comme la suite de votre carrière semble exempte de problèmes, en dehors de ceux que rencontre tout agent de terrain, je ne pouvais pas consacrer trop de ressources ni de temps propre à l’examiner en détail. Ma démarche n’a rien d’officiel. Voyez plutôt en moi un ami cherchant à prendre de vos nouvelles. Vous n’êtes pas obligé de tout me dire si vous ne le souhaitez pas.
— Vous êtes vraiment un brave homme », lui a dit Laurie. Je ne pouvais demeurer impassible, mais une gorgée de rhum collins m’a calmé. « Je n’ai rien à vous cacher. Pour commencer, je me suis assuré qu’Alawin s’était tiré d’affaire. » Everard a frémi. « Comment ?
— Ne vous inquiétez pas, Manse. J’ai agi avec prudence, et le plus souvent de façon indirecte. En adoptant différentes identités à différentes occasions. Les rares fois où il m’a aperçu, il ne s’est rendu compte de rien. » J’ai passé une main sur mes joues rasées de près – à la mode romaine, assorties à mes cheveux coupés court ; en outre, si besoin est, un Patrouilleur a accès à des techniques de déguisement des plus sophistiquées. « Oh ! oui, j’ai définitivement enterré le Vagabond.
— Bien ! » Everard s’est détendu sur son siège. « Qu’est devenu ce garçon ?
— Alawin ? Eh bien, il est parti rejoindre Frithigern à la tête d’une forte compagnie, comprenant notamment sa mère Erelieva et toute sa maisonnée. » (Il partirait, en fait, dans trois siècles de cela. Mais nous nous exprimions dans notre anglais natal. Seule la conjugaison du langage temporel permet d’éviter ces ambiguïtés.) « Il a prospéré parmi les Wisigoths, surtout après son baptême. Une raison de plus pour que le Vagabond quitte la scène. Comment un chrétien pourrait-il fréquenter un dieu païen ?
— Hum. Je me demande ce qu’il a pensé par la suite de cette expérience.
— J’ai l’impression qu’il a préféré ne plus l’évoquer. Naturellement, si ses descendants – il a fait un excellent mariage – si ses descendants ont préservé une quelconque tradition à ce sujet, on peut supposer qu’ils parlent d’un fantôme ayant hanté la famille au pays de leurs ancêtres.
— Au pays de leurs ancêtres ? Oh ! oui, Alawin n’est jamais retourné en Ukraine, c’est ça ?
— En effet. Voulez-vous que je vous esquisse son histoire ?
— Je vous en prie. Je l’ai étudiée en partie, vu que je m’intéressais à votre cas, mais sans trop me pencher sur la suite des événements. Et puis, ça fait un sacré bail pour moi, en termes de temps propre. »
Et vous avez dû en voir sacrement depuis lors, ai-je songé. « Eh bien, en 374, Frithigern et son peuple ont été autorisés à franchir le Danube et se sont établis en Thrace. Athanaric et les siens n’ont pas tardé à les suivre, pour se rendre en Transylvanie. La pression des Huns était devenue intolérable.
» L’administration romaine a passé les années suivantes à gouverner les Goths – à les exploiter, en d’autres termes. Tant et si bien qu’ils ont fini par se révolter. Au contact des Huns, ils avaient appris quelques techniques de cavalerie et les avaient développées à leur manière ; ils ont écrasé les Romains à Andrinople en 378. Alawin a montré sa valeur en cette occasion, ce qui lui a été utile par la suite. Théodose, le nouvel empereur, a signé un traité de paix avec les Goths en 381, et la plupart de ces guerriers sont entrés au service de l’Empire en tant que fédérés – alliés, en d’autres termes.
» Ensuite sont venus des conflits, des batailles, des migrations – bref, le Vôlkerwanderung que vous connaissez. Pour ce qui est d’Alawin, il a connu une vie agitée mais relativement heureuse, et il est mort à un âge avancé dans le royaume que les Wisigoths s’étaient taillé dans le sud de la Gaule. Ses descendants ont joué un rôle important dans la fondation de la nation espagnole.
» Ainsi, comme vous le constatez, je n’ai plus besoin de me soucier de ma famille et je peux me consacrer tout entier à mon travail. »
La main de Laurie s’est refermée sur la mienne.
Le soir avait cédé la place à la nuit. Les étoiles apparaissaient. La pipe d’Everard émettait une lueur rouge. Il formait une masse sombre, telle la montagne qui se dressait à l’horizon occidental.
« Oui, a-t-il fait, ça me revient, du moins en partie. Mais vous me parlez là des Wisigoths. Les Ostrogoths, le peuple d’Alawin à l’origine... ils n’ont pas conquis l’Italie ?
— Si, au bout du compte. Mais ils ont dû d’abord traverser de terribles épreuves. » J’ai marqué une pause. Ce que j’allais dire éveillerait des plaies qui n’étaient pas encore cicatrisées. « Le Vagabond avait dit vrai. Swanhild a été vengée. »
374
Ermanaric était seul sous les étoiles. Le vent gémissait. Dans le lointain hurlaient les loups.
Une fois que les messagers eurent annoncé leurs nouvelles, il n’avait pu supporter les cris de terreur qui avaient suivi. Obéissant à ses ordres, deux guerriers l’avaient aidé à monter sur le toit du bâtiment. Ils l’avaient laissé assis sur un banc, près du parapet, une cape de fourrure jetée sur ses épaules voûtées. « Allez-vous-en ! » leur lança-t-il, et ils s’en furent, effarés.
Il avait regardé le couchant rougeoyer à l’ouest, tandis que de lourds nuages bleu-noir se massaient à l’est. Ils occupaient désormais un bon quart du ciel. Des éclairs transperçaient ces cavernes de nuit. La tempête serait là avant l’aube. Pour le moment, seul son vent annonciateur se faisait sentir, d’une froidure hivernale en ce milieu d’été. Dans les autres quadrants du ciel, les étoiles brillaient par hordes.
Elles étaient petites, étranges, impitoyables. Ermanaric fuyait en vain le Chariot de Wodan, qui tournait autour de l’Œil de Tiwaz, ce point fixe au nord. Mais le signe du Vagabond attirait irrésistiblement son regard. « Je ne vous ai pas écoutés, ô dieux, marmonna-t-il. Je me fiais à ma force. Vous êtes plus rusés, plus cruels que je ne le pensais. »