La voix de Cari était douce, mais ceux qui l’entendirent ne doutèrent point de sa fermeté. « Il est des choses dont je ne puis parler. Je te fais le serment – que la foudre de Donar me frappe si je mens – que je ne suis ni un hors-la-loi, ni un ennemi de ton peuple, ni un hôte que tu aurais honte de recevoir sous ton toit.
— Si l’honneur exige que tu garde certains secrets par-devers toi, alors personne n’insistera, déclara Winnithar. Mais tu dois comprendre que nous nous demanderons forcément...» Il s’interrompit avec un soulagement visible pour s’exclamer : « Ah ! voici l’hydromel. C’est mon épouse Salvalindis qui t’apporte ta corne, ainsi qu’il sied à un invité de marque. »
Cari la salua avec courtoisie, mais son regard était rivé à la jeune fille qui se trouvait à ses côtés, la corne de Winnithar à la main. Elle était douce, bien formée et vive comme une biche, avec de longs cheveux blonds qui flottaient librement autour d’un visage finement dessiné, dont les lèvres formaient un sourire timide, dont les grands yeux avaient le bleu des ciels d’été.
Salvalindis remarqua son intérêt. « Voici l’aînée de nos enfants, dit-elle à Cari, notre fille Jorith. »
1980
Après avoir suivi ma formation à l’Académie de la Patrouille, j’ai retrouvé Laurie le jour même où je l’avais quittée. J’avais besoin d’un peu de temps pour me remettre et me réadapter ; me retrouver dans une université de Pennsylvanie après avoir vécu dans l’Oligocène, ce n’était pas une mince affaire. J’étais censé attendre la fin de l’année universitaire pour « rejoindre un poste intéressant à l’étranger ». Laurie s’est occupée de la vente de notre maison et des meubles que nous n’avions pas l’intention de conserver – quels que soient le lieu et l’époque où nous résiderions désormais.
Dire adieu à nos amis nous a brisé le cœur. Nous leur avons promis de les revoir à l’occasion, tout en sachant que nos visites s’espaceraient jusqu’à cesser complètement. Il nous serait trop dur de leur servir les mensonges obligatoires. En fait, nous leur avions fait comprendre à demi-mot que mes nouvelles fonctions étaient une couverture pour un poste à la CIA.
Enfin, les instructeurs de la Patrouille du temps m’avaient dit que la vie d’un agent se résumait bien souvent à une série d’adieux. Je ne tarderais pas à apprendre ce que cela signifiait.
Nous n’avions pas encore fini de préparer notre départ lorsque j’ai reçu un certain coup de fil. « Professeur Farness ? Ici Manse Everard, agent non-attaché. J’aimerais avoir un entretien avec vous, ce week-end si possible. »
Mon cœur a fait un bond. Le grade de non-attaché est l’un des plus élevés de la hiérarchie ; les agents de ce niveau sont rares et éparpillés sur les millions d’années que surveille la Patrouille. Un agent ordinaire, qu’il relève du service action ou de l’administration, est en général affecté à un milieu bien précis, qu’il est censé connaître comme sa poche, et appartient à une équipe soudée. L’agent non-attaché va quand il veut et agit en toute indépendance, ne rendant des comptes qu’à sa conscience, à ses pairs et aux Danelliens.
« Euh, oui, monsieur, bien entendu, ai-je bafouillé. Samedi, ce serait parfait. Voulez-vous venir chez nous ? Je vous garantis un excellent dîner.
— Merci, mais je préférerais que ça se passe chez moi – du moins la première fois. J’aurai mes archives et mon terminal sous la main. Nous ne serons que tous les deux. Ne vous embêtez pas à prendre l’avion. Allez dans un coin tranquille où personne ne vous verra, votre cave par exemple. On vous a équipé d’un localisateur, n’est-ce pas ?... Okay, notez les coordonnées et rappelez-moi. Je viendrai vous chercher en sauteur. »
J’ai appris par la suite que cette absence de formalisme était typique de son caractère. Ce colosse à l’air peu commode, dépositaire d’une puissance comme César et Gengis Khan n’en avaient jamais rêvé, était aussi confortable qu’une vieille pantoufle.
Une fois que je suis monté en selle derrière lui, nous avons traversé l’espace plutôt que le temps pour gagner l’antenne de la Patrouille à New York. De là, nous avons marché jusqu’à son appartement. Il n’appréciait pas plus que moi la crasse, le désordre et le danger. Mais il estimait avoir besoin d’un pied-à-terre[3] au XXe siècle et s’était habitué à celui-ci longtemps avant que la ville ne se dégrade.
« Je suis né en 1924, dans le même État que vous, m’a-t-il expliqué. J’avais trente ans quand je suis entré dans la Patrouille. C’est pour ça que j’ai décidé que j’étais le plus apte à vous contacter. Vu que nous avons eu plus ou moins le même parcours, nous devrions nous comprendre. »
J’ai avalé une gorgée du whisky-soda qu’il venait de me servir et, toujours sur mes gardes, j’ai répondu : « Je n’en suis pas si sûr, monsieur. J’ai entendu parler de vous à l’Académie. Apparemment, vous étiez déjà un aventurier avant de vous engager. Et par la suite... Je suis plutôt du genre paisible et casanier, vous savez.
— Allons donc. » Everard a jeté un coup d’œil à ses notes. Au creux de sa main gauche reposait une pipe de bruyère bien cabossée. De temps à autre, il en tirait une bouffée, puis buvait une gorgée d’alcool. « Permettez-moi de me rafraîchir la mémoire. Vous n’êtes jamais allé sur un champ de bataille, mais c’est parce que vous avez accompli vos deux ans de service militaire durant ce que nous appelons sans rire des périodes de paix. Toutefois, vous avez obtenu d’excellents résultats au stand de tir. Vous avez toujours été sportif, pratiquant la randonnée, l’alpinisme, le ski, la voile et la natation. Vous étiez dans l’équipe de foot à la fac, mais ce n’est pas cela qui vous a valu de décrocher votre diplôme. Par la suite, vous avez tâté de l’escrime et du tir à l’arc. Vous avez beaucoup voyagé, et pas toujours dans des coins tranquilles. Oui, je dirais que vous êtes suffisamment aventureux pour satisfaire à nos critères de recrutement. Peut-être même un peu trop. C’est une des questions que je souhaite éclaircir aujourd’hui. »
Un peu gêné, j’ai parcouru l’appartement du regard. Situé à un étage élevé, c’était une véritable oasis de calme et de propreté. La où les murs n’étaient pas cachés par les livres, l’œil se posait sur trois splendides tableaux, ainsi que sûr deux lances datant de l’ Âge de bronze. Le seul autre souvenir visible était une peau d’ours polaire qui, à en croire le maître des lieux, provenait du Groenland du Xe siècle.
« Cela fait vingt-trois ans que vous êtes marié à la même personne, a-t-il repris. À notre époque, cela dénote un caractère stable. »
Aucune note féminine à signaler dans sa tanière. Il était possible qu’il ait une épouse dans une autre époque, voire plusieurs.
« Pas d’enfants. Euh... cela ne me regarde pas, mais, si vous le souhaitez, nos équipes médicales peuvent remédier à toute forme de stérilité connue, à condition bien sûr que votre épouse ne soit pas ménopausée. Et elles savent aussi accompagner une grossesse tardive.
— Merci. Les trompes de Fallope... Oui, nous en avons discuté, Laurie et moi. Peut-être profiterons-nous de cette offre. Mais nous ne pensons pas qu’il soit très sage d’avoir un enfant au moment où j’entame une nouvelle carrière. » J’ai gloussé.
« Si tant est qu’une telle simultanéité ait un sens dans la Patrouille.
— Attitude des plus responsable. Cela me plaît. » Il a hoché la tête.