Everard plissait le front en signe de concentration. Il est facile de se perdre parmi tous ces personnages.
« Gudrun s’est rendue dans le pays des Goths, ai-je poursuivi. Elle s’est remariée et a eu deux fils, Hamther et Sorli. Dans cette saga, tout comme dans les deux Edda, le roi des Goths s’appelle Jormunrek, mais il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’Ermanaric, un personnage attesté quoique peu connu qui a vécu dans la seconde moitié du IVe siècle. Selon les comptes rendus, soit il a épousé Svanhild, qui fut alors accusée à tort d’adultère, soit elle a épousé quelqu’un d’autre que le roi a fait pendre pour avoir comploté contre lui. Quoi qu’il en soit, la pauvre Svanhild fut sur son ordre piétinée à mort par des chevaux.
» Hamther et Sorli, les deux fils de Gudrun, étaient alors parvenus à l’âge adulte. Elle les a convaincus de tuer Jormunrek pour venger leur sœur. En chemin, ils ont rencontré Erp, leur demi-frère, qui était prêt à les accompagner. Ils l’ont massacré. Les manuscrits ne s’étendent pas sur leurs motivations. A mon avis, il était le fils d’une simple concubine de leur père, et ils le détestaient pour cette raison.
» Ils sont passés à l’attaque dès leur arrivée chez Jormunrek. Ils n’étaient que deux, mais l’acier n’avait pas le pouvoir de les blesser, aussi ont-ils pu tuer quantité de guerriers, et même blesser le roi en personne. Mais avant qu’ils aient pu l’achever, Hamther a eu la bêtise de dire qu’ils étaient vulnérables aux pierres. Ou alors, si l’on en croit la saga, Odin est soudain apparu, sous l’aspect d’un vieillard borgne, et c’est lui qui a fait cette révélation. Jormunrek a ordonné à ses guerriers de lapider les deux frères, et c’est ainsi qu’ils ont péri. Ici s’achève le récit.
— Plutôt lugubre, non ? » Everard a réfléchi durant une minute. « Mais il me semble que ce dernier épisode – Gudrun au pays des Goths – relève de l’ajout tardif. Les anachronismes y sont légion.
— Certes. Cela se produit souvent dans les récits folkloriques. Une histoire importante en attire d’autres, qui s’agrègent à elle. Et ce n’est pas propre aux temps anciens. Par exemple, ce n’est pas W.C. Fields qui a dit qu’un homme détestant les chiens et les enfants ne pouvait pas être mauvais. C’était un inconnu qui le présentait aux convives d’un banquet. »
Everard s’est mis à rire. « Ne me dites pas que la Patrouille doit s’intéresser à l’Histoire de Hollywood ! » Retrouvant son sérieux : « Si ce petit conte sanguinaire ne ressortit pas vraiment au canon des Nibelung, pourquoi souhaitez-vous l’étudier de près ? Ou plutôt, pourquoi Ganz souhaite-t-il que vous le fassiez ?
— Eh bien, le conte en question est parvenu en Scandinavie, où il a inspiré deux très bons poèmes – à moins qu’il ne s’agisse de transcriptions d’une version antérieure – et s’est greffé à la saga des Volsung. Ce qui nous intéresse, c’est l’ensemble de cette évolution, de ces connexions. En outre, Ermanaric est mentionné dans d’autres textes – des lais en vieil anglais, par exemple. Donc, il a sans doute figuré dans quantité de légendes et d’œuvres bardiques tombées dans l’oubli. Apparemment, c’était un homme puissant, quoique peu sympathique lui aussi. Peut-être que le cycle d’Ermanaric est aussi important, aussi brillant que les grandes œuvres venues du Nord et de l’Ouest. Peut-être qu’il a influencé la littérature germanique de quantité de façons insoupçonnées.
— Comptez-vous vous rendre à sa cour ? Je vous le déconseillerais, Cari. J’ai vu trop d’agents de terrain périr par imprudence.
— Oh ! non. Il s’est passé quelque chose d’horrible, qui a donné naissance à des récits dont on retrouve la trace un peu partout, et même dans les chroniques historiques. Je pense pouvoir situer l’événement dans une fourchette de dix ans. Mais je compte d’abord me familiariser avec le milieu dans son ensemble avant d’attaquer cet épisode proprement dit.
— Bien. Quel est votre plan ?
— Pour commencer, subir un apprentissage électronique du langage gothique. Je le maîtrise déjà à l’écrit, mais je veux pouvoir le parler couramment, même si je ne dois jamais me débarrasser de mon accent. Je tiens aussi à apprendre tout ce que l’on sait de leurs coutumes, de leurs croyances, et cætera. Ce qui représente peu de choses. Contrairement aux Wisigoths, les Ostrogoths étaient quasiment inconnus des Romains. Ils ont sûrement changé de bien des façons avant de migrer vers l’Ouest.
» Donc, je commencerai par me rendre bien en amont de ma cible ; je pense à l’an 300, parce que c’est un chiffre rond. Je ferai connaissance avec les gens. Ensuite, je réapparaîtrai à intervalles réguliers pour m’informer de ce qui est arrivé pendant mon absence. Bref, je suivrai le cours des événements à mesure que l’on approche de celui qui m’intéresse. Lorsqu’il se produira, il ne risquera pas de me prendre par surprise. Après coup, je me manifesterai de temps à autre pour écouter les poètes et les conteurs, et j’enregistrerai leurs œuvres grâce à un appareil dissimulé sur ma personne. »
Rictus d’Everard. « Hum, ce genre de procédure... Enfin, nous discuterons plus tard des complications possibles. Vous comptez également vous déplacer dans l’espace, n’est-ce pas ?
— Oui. À en croire les archives des Romains portant sur eux, les Goths sont originaires du centre de la Suède. Je ne pense pas qu’un peuple aussi important en nombre ait pu sortir d’une zone aussi limitée sur le plan géographique, même compte tenu de l’accroissement naturel de la population, mais il est possible qu’elle ait fourni les échelons supérieurs du commandement et de l’intendance, tout comme cela s’est produit avec les Scandinaves dans la Russie naissante du IXe siècle.
» A mon avis, les premiers Goths vivaient sur le littoral sud de la mer Baltique. C’était le plus oriental des peuples germaniques. Non qu’ils eussent jamais formé une unique nation. Lorsqu’ils sont arrivés en Europe centrale, ils se sont dissociés pour donner les Ostrogoths, qui ont conquis l’Italie, et les Wisigoths, qui ont conquis l’Ibérie. En gratifiant ces contrées d’excellents gouvernements, soit dit en passant – les meilleurs qu’elles aient connus depuis des siècles. Puis les envahisseurs ont été terrassés à leur tour, pour se dissoudre dans l’ensemble de la population.
— Et avant cela ?
— Les historiens mentionnent certaines tribus, mais sans trop de précision. En 300 après J.-C, les Goths demeuraient sur les berges de la Vistule, au centre de la Pologne actuelle. Avant que le siècle touche à sa fin, les Ostrogoths étaient en Ukraine et les Wisigoths au nord du Danube, sur la frontière romaine. Une gigantesque migration, accomplie au fil de plusieurs générations, à l’issue de laquelle ils semblent avoir définitivement quitté le Nord ; ce sont des tribus slaves qui les y ont remplacés. Ermanaric était un Ostrogoth, c’est donc cette branche-ci qui m’intéresse.
— Vous êtes ambitieux, a dit Everard, dubitatif. Surtout pour un débutant.
— Je compte bien grandir en expérience à mesure de mes activités... Manse. Comme vous l’avez dit vous-même, la Patrouille travaille en sous-effectif. Et puis, je ne pourrai qu’amasser les connaissances historiques que vous recherchez. »