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Il a souri. « Je n’en doute pas un instant. » Se levant à nouveau : « Allez, videz votre verre et allons manger un morceau. Nous aurons besoin de nous changer, mais ça en vaut la peine. Je connais dans le quartier un saloon qui sert un excellent repas gratuit dans les années 1890. »

300–302

L’hiver descendit puis se retira, lentement, par à-coups de vent, de neige et de pluie glacée. Pour ceux qui demeuraient dans le village au bord du fleuve, et bientôt pour leurs voisins, la saison fut un peu moins sinistre cette année-là. Cari séjournait parmi eux.

Le mystère qui l’entourait éveilla d’abord la crainte chez certains ; mais ils finirent par convenir que ni haine ni malheur ne l’accompagnaient. Ils ne cessèrent pas pour autant de le respecter. En fait, ils le respectèrent de plus en plus. Winnithar déclara dès le début qu’un invité comme lui ne saurait dormir sur une paillasse, ainsi qu’un vulgaire paysan, et il lui offrit l’usage d’un lit. Il lui offrit aussi l’esclave de son choix pour le réchauffer, mais l’étranger refusa avec la plus grande courtoisie. Il accepta le manger et le boire, et on le vit se baigner et faire ses besoins. Toutefois, certains disaient en murmurant qu’il n’agissait ainsi qu’afin de mieux passer pour un être humain.

Cari se montrait amical et posé, quoique un peu hautain. Il était capable de rire, de plaisanter, de raconter des histoires drôles. Il se déplaçait à pied et à cheval, se joignait aux chasseurs, visitait les yeomen les plus proches, faisait des offrandes aux Anses et participait aux festins qui suivaient. Il prenait part à des concours de tir et de lutte, mais il devint vite évident que nul ne pouvait le vaincre. Lorsqu’il jouait aux osselets ou aux jeux de plateau, il ne gagnait pas toujours, mais on disait que c’était parce qu’il ne souhaitait pas terrifier les gens en usant de magie. Il parlait à tous ceux qu’il croisait, du roi au plus humble des esclaves, au plus petit des enfançons, et il écoutait tout le monde avec attention ; en vérité, il attirait tous et toutes, et il se montrait doux avec les animaux comme avec les esclaves.

Quant à ses pensées, celles-ci demeuraient cachées.

Non qu’il passât des heures dans un silence maussade. De sa bouche sortaient des mots et de la musique comme on n’en avait jamais entendu. Impatient d’entendre des chants, des lais, des contes et des proverbes, bref tout ce qui se disait, il les rendait au centuple. Car il semblait tout savoir du vaste monde, comme s’il y vagabondait depuis plus d’une vie.

Il racontait Rome, puissante cité malade, son seigneur Dioclétien, ses guerres et ses lois impitoyables. Il répondait aux questions portant sur le nouveau dieu, celui de la Croix, que les Goths connaissaient un peu grâce aux marchands et aux esclaves venus du Sud. Il décrivait les Perses, les grands ennemis de Rome, et les merveilles qu’ils avaient accomplies. Les mots coulaient à flots de sa bouche, soirée après soirée – il racontait le Sud, les terres de la chaleur, où les hommes avaient la peau noire et où vivaient des animaux de l’aspect du lynx mais de la taille de l’ours. Il leur faisait découvrir d’autres bêtes, les dessinant sur une planche avec du charbon de bois, et tous de pousser des cris de ravissement ; comparé à un éléphant, un aurochs, un troll même étaient insignifiants. Loin, très loin vers l’Orient, disait-il, s’étendait un royaume encore plus vaste, encore plus merveilleux que Rome et la Perse. Ses habitants avaient une peau couleur d’ambre clair, des yeux qui paraissaient obliques. Pour se protéger des tribus sauvages qui les harcelaient au nord, ils avaient édifié une muraille aussi longue qu’une chaîne de montagnes, qui leur servait depuis lors de redoute. C’était pour cela que les Huns se tournaient vers l’Ouest. Ceux qui avaient triomphé des Alains et commençaient à attaquer les Goths n’étaient que racaille aux yeux de la puissante Khitai. Et le vaste monde était plus vaste encore. Dirigez-vous vers l’Occident, traversez cette terre romaine qu’on appelle la Gaule, et vous découvrirez la Grande Mer, sur laquelle on raconte maintes fables ; embarquez-vous alors sur un navire – mais un navire bien plus grand que ceux qui vous servent à naviguer sur le fleuve –, faites voile vers le couchant, et vous finirez par aborder la terre des sages et richissimes Mayas...

Cari leur contait aussi les hauts faits d’hommes et de femmes fabuleux : Samson le Puissant, Deirdre la Triste, Crockett le Chasseur...

Jorith, fille de Winnithar, oublia qu’elle était en âge de se marier. Elle restait assise aux pieds de Cari, avec les enfants, et l’écoutait en ouvrant de grands yeux que la lueur des flammes transformait en soleils.

Il n’était pas toujours disponible. Parfois, il déclarait qu’il avait besoin de s’isoler et disparaissait. Un jour, un garçon audacieux, un habile chasseur, le suivit sans être vu, à moins que Cari n’eût point daigné le remarquer. Il revint livide et tremblant de tous ses membres, déclarant que l’homme à la barbe grise était entré dans le Bois de Tiwaz. Personne ne s’aventurait au milieu de ces pins noirs, hormis le jour du solstice d’hiver, où l’on faisait au Maître du Loup trois offrandes sanglantes – un cheval, un chien, un esclave – afin qu’il fasse fuir les ténèbres et le froid. Le père du garçon le fouetta et, de ce jour, personne ne parla plus de l’incident. Si les dieux avaient permis ceci, mieux valait ne pas insister. Cari revenait au bout de quelques jours, vêtu de neuf et porteur de cadeaux. Ce n’étaient que d’humbles objets, mais ils étaient inestimables, du couteau à la lame prodigieusement effilée au châle étranger de splendide facture, en passant par le miroir cent fois plus net qu’une plaque de cuivre ou l’eau d’un étang ; ces trésors affluèrent jusqu’à ce que toute personne de conséquence, homme ou femme, en possédât au moins un. Et lui se contentait de dire : « Je connais les fabricants. »

Le printemps s’insinuait dans le Nord, la neige fondait, les bourgeons s’épanouissaient en fleurs, les crues gonflaient le fleuve. Les oiseaux migrateurs emplissaient le ciel de leurs ailes et de leurs clameurs. Agneaux, veaux et poulains titubaient dans les enclos. Hommes, femmes et enfants émergeaient au jour en clignant des yeux ; ils aéraient leurs demeures, leurs habits, leurs âmes. La Reine du Printemps portait l’image de Frija d’une ferme à l’autre afin qu’elle bénisse semailles et labours, tandis qu’autour de son char dansaient jeunes gens et jeunes filles parés de guirlandes. Le désir montait.

Cari s’absentait toujours, mais il revenait le jour même de son départ. On le voyait de plus en plus souvent en compagnie de Jorith. Ils se promenaient dans les bois, le long des sentiers fleuris, au milieu des champs, loin des yeux de tous. Elle semblait perdue dans un rêve. Salvalindis, sa mère, voulut lui rappeler les convenances – oubliait-elle sa réputation ? –, mais Winnithar la fit taire. Le chef était un homme avisé. Quant aux frères de Jorith, ils rayonnaient de fierté.

Vint un jour où Salvalindis emmena sa fille à l’écart. Elles se rendirent dans un appentis où les femmes se retrouvaient pour coudre et pour tisser quand leurs tâches leur en laissaient le loisir. Tel n’était pas le cas ce jour-là, de sorte que mère et fille étaient seules dans la pénombre. Salvalindis se dressa devant Jorith, comme pour la coincer contre le grand métier à tisser lesté de pierres, et lui demanda de but en blanc : « T’es-tu montrée plus active avec ce Cari que tu l’es à la maison ? Est-ce qu’il t’a possédée ? »

La jeune fille rougit, se tordit les doigts, baissa les yeux. « Non, souffla-t-elle. Il peut me prendre quand il le veut. Comme je souhaiterais qu’il le fasse ! Mais nous n’avons fait que nous tenir par la main, nous embrasser et... et...

— Et quoi ?