— Parler. Chanter. Rire. Réfléchir. Oh ! mère, il n’a rien de hautain. Il est avec moi plus tendre, plus doux que... que je ne l’aurais cru possible chez un homme. Il me parle comme si j’étais capable de penser, pas comme on parle à une épouse...»
Salvalindis pinça les lèvres. « Je n’ai pas renoncé à penser le jour où je me suis mariée. Ton père voit sans doute en Cari un allié puissant. Moi, je vois un homme sans terre ni tribu, un mage, certes, mais un mage déraciné. Quel intérêt aurait notre maison à s’allier avec lui ? Nous y gagnerions des richesses et du savoir, mais à quoi cela nous servirait-il face à nos ennemis ? Et que léguerait-il à ses fils ? Et pourquoi resterait-il attaché à toi une fois ta jeunesse passée ? Tu es bien stupide, ma fille. »
Jorith serra les poings, tapa du pied et, les yeux emplis de larmes qui devaient plus à la rage qu’à la peine, s’écria : « Tiens ta langue, vieille sorcière ! » Puis elle se tut, aussi horrifiée que Salvalindis.
« C’est ainsi que tu t’adresses à ta mère ? dit cette dernière. Oui, c’est bien un mage, et il t’a charmée. Jette dans le fleuve la broche qu’il t’a offerte, tu m’entends ? » Elle tourna les talons et s’en fut. Le froissement de ses jupes avait des accents de colère.
Jorith pleura mais n’obéit point. Et, bientôt, tout changea.
Un jour où des lances de pluie criblaient la terre, où le char de Donar roulait dans le ciel, où sa hache lançait des éclairs aveuglants, un homme arriva au village au grand galop. Il semblait sur le point de s’effondrer sur sa selle, et son cheval de tomber d’épuisement. Néanmoins, il décocha une flèche vers les nuages et lança à ceux qui étaient sortis dans la boue pour venir à sa rencontre : « C’est la guerre ! Les Vandales approchent ! »
On le conduisit dans la grande salle, où il déclara à Winnithar : « J’apporte un message de mon père, Aefli de la Combe de la Corne-du-Cerf. Il le tient d’un homme de Dagalaif Nevittasson, qui a fui le massacre du Gué de l’Élan afin de donner l’alerte. Mais nous avions déjà remarqué que les cieux rougeoyaient, signe certains que des fermes s’embrasaient.
— Il y a sans doute deux armées, marmonna Winnithar. Voire davantage. Ils débarquent en force, et plus tôt que d’habitude.
— Comment peuvent-ils abandonner leurs terres au moment des semailles ? » demanda l’un de ses fils.
Winnithar se fendit d’un lourd soupir. « Ils sont si nombreux que certains sont dispensés des travaux des champs. En outre, on me dit qu’ils ont un nouveau souverain, le roi Hildaric, qui a rassemblé plusieurs clans autour de lui. De sorte que leurs armées sont plus rapides, plus puissantes et mieux organisées que nos forces. Oui, Hildaric a peut-être l’intention de s’emparer de nos terres pour y déverser son trop-plein d’hommes.
— Que devons-nous faire ? demanda un vieux guerrier au calme d’airain.
— Rassembler les hommes des environs et nous joindre à tous ceux de la contrée qui ont déjà pris les armes, tel Aefli s’il n’a pas déjà été défait. Au Rocher des Cavaliers Jumeaux, comme la dernière fois, hein ? Peut-être que nous serons assez nombreux pour repousser les hordes vandales. »
Cari se redressa sur son siège. « Et vos villages ? demanda-t-il. Et si des bandes vous débordaient sur les flancs pour venir piller vos fermes ? » Il n’avait pas besoin de décrire ce qui s’ensuivrait : les récoltes détruites, les femmes nubiles enlevées, les vieillards et les enfants massacrés.
« C’est un risque à courir. Si nous restons isolés les uns des autres, nous périrons tous. » Winnithar fit silence. Les flammes léchaient l’air immobile. Au-dehors, le vent ululait et la pluie fouettait les murs. Il fixa Cari droit dans les yeux. « Nous n’avons ni casque ni cotte de mailles à ta taille. Peut-être trouveras-tu un équipement là où tu trouves tes présents. »
L’étranger se raidit. Son visage se creusa de rides.
Winnithar sembla se voûter. « Enfin, ce combat n’est pas le tien, n’est-ce pas ? soupira-t-il. Tu n’es pas un Teuring.
— Cari, oh ! Cari ! » lança Jorith en jaillissant de l’assemblée des femmes.
Durant un long moment, l’homme gris et elle échangèrent un regard. Puis il s’ébroua, se tourna vers Winnithar et dit : « N’aie crainte. Je combattrai aux côtés de mes amis. Mais je le ferai à ma manière et tu devras suivre mes conseils, que tu les comprennes ou non. Y es-tu disposé ? »
On n’entendit aucun cri de joie. Un murmure parcourut la salle plongée dans l’ombre, pareil à celui du vent.
Winnithar rassembla ses forces. « Oui, déclara-t-il. Maintenant, que nos cavaliers aillent alentour tirer la flèche de guerre. Quant à nous autres, festoyons ! »
Personne ne sut exactement ce qui se passa durant les semaines suivantes. Les hommes partaient, dressaient le camp, combattaient, rentraient chez eux ou ne rentraient pas. Ceux qui revenaient, les plus nombreux, racontaient des histoires étonnantes.
Ils évoquaient un homme armé d’une lance et vêtu d’une cape bleue, qui traversait les cieux sur une monture n’ayant rien d’un cheval. Ils évoquaient des monstres terrifiants fondant sur les troupes vandales, des lumières d’outre-monde qui semaient la terreur chez l’ennemi, qui finissait par jeter les armes et par s’enfuir en hurlant. Les Goths réussissaient toujours à intercepter les pillards vandales avant qu’ils n’atteignent leurs villages, et, peu à peu, voyant qu’ils ne pouvaient rapporter aucun butin, les clans Vandales renoncèrent à leur campagne les uns après les autres. La victoire avait choisi son camp.
Les chefs en savaient un peu plus. C’était le Vagabond qui leur disait où ils devaient se rendre, à quoi ils devaient s’attendre, comment ils devaient former les rangs. C’était lui qui les alertait, plus rapide encore que le vent, lui qui procurait des renforts aux Greutungs, aux Taifals, aux Amalings, lui qui convainquit les plus jaloux de leurs prérogatives afin qu’ils acceptent de s’allier comme il le souhaitait.
Ces récits fabuleux s’estompèrent au fil des générations. Ils étaient bien trop étranges. On les assimila aux antiques légendes du peuple goth. Anses, Wanes, trolls, sorciers, spectres... ces êtres ne se mêlaient-ils pas des querelles des hommes ? Le plus important dans l’affaire, c’est que les Goths connurent dix ans de paix sur les berges de la Vistule. Occupons-nous donc des moissons, disaient-ils – des moissons ou de ce qui comptait le plus à leurs yeux.
Mais, aux yeux de Jorith, Cari était désormais le Sauveur.
Il ne pouvait pas l’épouser. Il n’avait pas de famille connue. Mais un homme pouvait prendre une concubine s’il en avait les moyens ; cette pratique n’avait rien de honteux chez les Goths, à condition que l’homme subvienne aux besoins de la femme et des enfants. Et puis, Cari n’était ni un jeune homme pauvre, ni un domestique, ni un roi. Ce fut Salvalindis en personne qui escorta Jorith jusqu’à lui dans la chambre envahie de fleurs, à l’issue d’un festin où furent échangés de somptueux présents.
Winnithar fit abattre des arbres, que l’on transporta sur des barges, afin de leur édifier une demeure. Cari tenait à certains aménagements spéciaux, une chambre à lui seul réservée, par exemple. Plus une pièce fermée à clé, où lui seul avait le droit d’entrer. On ne l’y voyait pas disparaître très souvent, et on ne le vit plus se rendre au Bois de Tiwaz.
Les hommes étaient d’avis qu’il accordait bien trop d’importance à Jorith. On les voyait souvent échanger des regards langoureux, s’isoler à l’écart de la compagnie, tels des adolescents ayant le béguin l’un pour l’autre. Cela dit, elle tenait bien sa maison et nul n’aurait osé se moquer de lui.
Il délégua à un intendant la plupart de ses tâches de maître de maison. Il apportait à son foyer les articles nécessaires, ou savait comment se les procurer par le troc. Au fil des ans, il devint un négociant avisé. Cette période de paix ne fut pas une période d’oisiveté. Le village recevait plus de marchands que jamais, qui proposaient de l’ambre, des fourrures, du miel et du suif venus du Nord, du vin, des tissus, des poteries, des objets de verre et de métal venus du Sud et de l’Occident. Toujours ravi de voir de nouveaux venus, Cari les recevait avec largesse et se rendait aux foires tout autant qu’aux festivals.