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Philippe Jaenada

Le chameau sauvage

À mes parents,

À Mathilde de Bouard

1

Un jour, ce n'est rien mais je le raconte tout de même, un jour d'hiver je me suis mis en tête de réparer le radiateur de ma salle de bains, un appareil à résistances fixé au-dessus de la porte. Il faisait froid et le radiateur ne fonctionnait plus (ces précisions peuvent paraître superflues: en effet, si le radiateur avait parfaitement fonctionné, un jour de grande chaleur, je ne me serais sans doute pas mis en tête de le réparer – je souligne simplement pour que l'on comprenne bien que ce premier dérapage vers le gouffre épouvantable n'était pas un effet de ma propre volonté, niais de celle, plus vague et pernicieuse, d'éléments extérieurs comme le climat parisien ou l'électroménager moderne: je ne suis pour rien dans le déclenchement de ce cauchemar). Dans le domaine de la réparation électrique, et d'ailleurs de la réparation en général, j'étais tout juste capable de remettre une prise débranchée dans les trous. Pas de prise à ce radiateur, évidemment. Mais je ne sais pas ce qui m'est passé sous le crâne ce jour-là, je me suis cru l'un de ces magiciens de la vie pour qui tout est facile (il faut dire que jamais encore je n'avais été confronté à de réels obstacles, ni dettes faramineuses, ni chagrins d'amour, ni maladies graves, ni problèmes d'honneur avec la pègre, ni pannes de radiateur, rien, peut-être un ongle cassé – alors naturellement, j'étais naïf).

J'ai pris soin de disjoncter le courant (bien entendu), puis je suis monté sur une chaise avec grâce et souplesse pour aller fouiller dans les fils. Des tas de fils de toutes les couleurs entremêlés, bleu rouge jaune, des soudures et des plaquettes, que je dérangeais au hasard du bout des doigts, que j'agitais distraitement comme un médecin qui voudrait guérir son patient de la grippe en le secouant un peu par les épaules – mais je me disais: les magiciens de la vie arrangent tout sans mode d'emploi, clic, souvent même sans y penser: la bagnole n'avance plus, attends je vais jeter un coup d'œil sur le moteur, voilà ça démarre; Gérard ne veut pas venir ce soir, je lui passe un coup de fil, voilà il arrive; le radiateur est cassé, je te répare ça, voilà ça chauffe. Je suis descendu serein de ma chaise – le petit bond léger du technicien de haut vol qui vient de remplir sa mission en sifflotant – pour aller remettre le courant. Non, ça ne fonctionnait pas. Étrange.

J'ai de nouveau disjoncté, fouillé dans les fils, remis le courant, ça ne marchait toujours pas, zut, je grimpe sur ma chaise, je ne vais pas me laisser décourager par deux ou trois échecs, ah ah c'est pas mon genre, j'y retourne, je ne sais plus combien de fois, je disjoncte, voyons voir, une pichenette ici, je rebranche, mince, flûte, c'est curieux, je remonte, je redescends, pas normal, je remonte… J'insistais comme une mouche butée qui se lance dix fois de suite contre une vitre, persuadée qu'elle va bien finir par réussir à la traverser.

Je m'énervais. Attendez, magiciens de la vie, j'arrive. Partez pas, les gars, je suis des vôtres. Voilà voilà. Putain de vitre, grogne la mouche, tu vas me laisser passer? Après seize ou dix-sept mille essais, n'étant pas très carré d'esprit, j'ai fini par perdre le sens du rythme, de la succession logique et harmonieuse des opérations, c'est-à-dire que je me suis trompé dans l'ordre des choses – tête de linotte, j'ai bien pris soin de mettre le courant en marche avant de fourrer tranquillement mes doigts dans les fils: et bien sûr, là, une grosse boule jaune, coup de tonnerre, quelque chose comme un Boeing liquide qui me passe le mur du son dans tout le corps, la chaise, l'impression de voler en éclats et bang la tête contre l'émail, j'atterris disloqué au fond de la baignoire, derrière moi – je reste assis tordu là un bon quart d'heure, assommé, à regarder le bout de mes doigts brûlés, le radiateur là-haut, le trou de vidange en bas.

NE VOUS PRENEZ JAMAIS POUR UN

MAGICIEN DE LA VIE

Technicien de haut vol. Sur le coup, j'ai pensé que je l'avais échappé belle, eh ben mon vieux t'es pas passé loin, je n'ai vu là qu'un incident, spectaculaire et désagréable évidemment mais sans conséquence et vite souvenir, bonne petite histoire à raconter aux amis. Avec le recul, et pour glisser un brin de poésie par l'image dans ce texte un peu technique, je vois cette péripétie du saut foudroyant comme l'étincelle qui annonçait l'incendie. La différence, c'est que lorsque les brindilles ont pris et que le chasseur, disons, s'aperçoit effaré que les fougères s'enflamment entre ses bottes, il peut d'abord essayer de les piétiner furieusement, puis si rien n'y fait, il jette son fusil et se met à courir à grande vitesse à travers la forêt. Mais allez vous mettre à courir à grande vitesse à travers la vie, allez vous enfuir…

2

Je m'appelle Halvard Sanz et je suis né à Morsang-sur-Orge. J'étais traducteur de romans de gare, à l'époque de cette chute dans la baignoire.

Le lendemain, en début de soirée, je discutais avec ma sœur dans un bistrot russe, minuscule et sombre, près de la rue Montorgueil. J'y venais presque chaque soir, pour contempler les clients bizarres qui traînaient par là (peintres nuls, putes ratées, truands de seconde zone et vieux radoteurs qui clignotaient déjà) et déguster l'excellente vodka que l'on y servait pour dix francs le verre.

La patronne, Anna, était une Russe née à Moscou, et le patron Ernest un Camerounais de Douala parti étudier à Moscou, où ils s'étaient rencontrés. Je fréquentais leur bar pour sa clientèle pittoresque mais aussi pour la musique, mélange de folklores russe et camerounais (chacun des deux mettait à son tour une cassette de son choix). Ce principe servait également pour la décoration: chacun disposait d'un mur, ce qui créait une atmosphère pour le moins saisissante. L'endroit s'appelait «Le Charme slave» – je crois me souvenir que c'était une idée du mari.

Je bavardais donc avec ma sœur ce soir-là, lorsqu'un grand séducteur marseillais est venu s'asseoir près de nous, avec le sans-gêne et l'aisance d'un propriétaire qui vient s'assurer que nous sommes satisfaits. Il nous a adressé un clin d'œil complice en s'installant, puis a tapé dans ses mains:

– Un pastis, Olga!

La patronne (Anna, donc) s'est approchée de nous en souriant. J'ai cru qu'elle allait le mettre en miettes: elle était plutôt costaude et lui maigrelet, cassant. Mais elle a simplement posé ses deux mains à plat sur la table.

– Pas de pastis ici, petit trou de cul. Et je vais dire deux choses: si encore une fois tu gueules comme ça dans mon bar et si tu tapes dans les mains pour que je viens, je te jette dans la porte.

– Ha ha ha! O.K., Olga, O.K. C'était pour rigoler. Donne-moi une vodka, je bois que ça! Et de la meilleure, hein! J'ai de quoi, t'en fais pas.

Il était splendide: une vingtaine d'années à peine, un accent du Vieux-Port à faire se gondoler les sardines, une mise en plis laquée – comme on n'en voit plus que dans les vieux catalogues La Redoute – posée sur un long, très long corps de bringue, un costume beige à fines rayures, des chaussures bicolores rutilantes: on aurait juré un faux. Bon, je n'ai rien contre les Marseillais, attention, au contraire, il paraît qu'ils sont très sympathiques (trois ans après cette soirée, ma sœur en a épousé un, il est formidable; et lors du mariage, il y en avait des tonnes, tous très sympathiques – même si je ne comprenais pas toujours ce qu'ils disaient), mais celui-ci faisait honte à la Canebière.