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14

J’étais enfermé dans une cage en plexiglas. Ramené dans le commissariat de départ, exhibé dans la grande salle principale, derrière des vitres de plastique sale marquées de coups et de rayures (traces pathétiques de mes innombrables prédécesseurs) qui en prouvaient la fiabilité. Seul et maté.

Je ne pourrais pas vraiment décrire les heures, longues, qui ont suivi: d'abord parce qu'il ne s'est rien passé d'intéressant à raconter, ensuite parce que, je dois le reconnaître, j'ai fini par perdre un peu la tête.

Les premières minutes, je demandais simplement à travers le plexiglas qu'on me laisse aller aux toilettes, qu'on me donne une cigarette, je suppliais, je criais, je tapais du poing contre ces abominables panneaux de plastique sourd et muet. Mais c'était à peine si je parvenais, grâce aux plus puissants de mes hurlements, à attirer de temps en temps l'attention de deux ou trois de mes geôliers, qui dressaient la tête et tournaient vers moi un œil morne et légèrement contrarié, avant de replonger pensivement vers leurs dossiers ou leurs machines (à la manière de la tortue léthargique qui retourne au brin d'herbe après avoir entendu un chien aboyer dans le lointain), le front perplexe trois secondes encore. Si nos âmes nous survivent, c'est ce que doit ressentir un mort qui revient parmi ses amis et se rend compte épouvanté que ses cris d'amour et ses grands gestes («Je suis là, les gars!») restent sans réponse, inaudibles, invisibles, ou transposés dans notre monde en courant d'air, pétale qui tombe, ampoule qui grésille, démangeaison, que personne ne remarque. Je suis là, les gars.

Le pire était sans doute de me savoir aux mains de la police, de la justice, de la vérité. Kidnappé par des gangsters dans la cave d'un pavillon de banlieue, j'aurais pu nourrir l'espoir, même infime (même vain, peu importe), de leur échapper, et me réfugier dans l'élaboration de quelque plan d'évasion, assommer le type qui vient me porter le plateau de nourriture, par exemple. Être prisonnier du mal n'est jamais un problème, on peut le combattre, au péril de sa vie s'il faut. Être prisonnier du bien, c'est une autre histoire. On ne peut pas attaquer le bien. Je me voyais mal simuler un malaise cardiaque, attendre qu'un flic entre, le saisir à la gorge devant tous les autres ébahis, l'étouffer, prendre son arme et sortir du commissariat en tirant sur tout ce qui bouge (les vrais truands peuvent se le permettre, du moins les plus furieux d'entre eux, mais moi, modeste traducteur, je n'avais pas la trempe). J'étais enfermé dans quatre mètres carrés et personne au monde (hormis mon brave voisin, qui formait probablement un comité de soutien) ne savait que j'étais coincé là. Les gangsters au moins demandent une rançon, et tous vos proches sont glacés d'inquiétude. En ce moment, ma mère proposait un petit café à mon père, dans la cuisine de Morsang-sur-Orge. Ma sœur laissait un message enjoué sur mon répondeur à propos de la soirée de la veille dans le bistrot camerouno-russe. Mes amis paressaient devant la télé. Ma fiancée Cécile grignotait des pistaches en écoutant Janis Joplin. Seule ma chatte, grâce à la faim qui torture, pressentait que quelque chose ne tournait pas rond.

Bref, dépassé par la situation, j'ai tourné fou. De cette journée, je ne garde en mémoire que quelques gestes: je marchais de long en long, je cognais des pieds et des mains, je hurlais, je crachais, j'ai pissé par terre, je secouais le banc mal fixé, je me jetais contre le plexiglas. Ce n'était plus, comme au début, une conduite destinée à attirer l'attention sur moi, mais un vrai déraillement solitaire. Je les avais tous oubliés, là-bas dehors.

Lorsque j'ai vu trois ennemis approcher de ma cage, trois terreurs en civil (ou plutôt en uniforme de jeune inspecteur dynamique en civiclass="underline" baskets et Jean, tee-shirt blanc, gilet de cuir noir, poignet de force, holster au flanc), trapus, sûrs, prêts à tout casser (et comme «tout», ici, il n'y avait que moi), le torse en avant et les cheveux en arrière, j'ai pensé qu'ils venaient me calmer. Eh bien non. Ils se sont installés très paisiblement dans la cage avec moi, comme s'ils voulaient simplement passer un moment en ma compagnie, faire une pause dans ce cadre agréable. Assis sur le banc, ils regardaient autour d'eux, savourant apparemment le calme rare de l'endroit, rayonnants d'aise distraite.

15

– Alors, Albar, comment tu te sens? m'a finalement demandé celui qui avait l'air le plus con.

Je n'ai pas répondu (je m'étais souvent demandé si j'étais de la trempe de ces Sean Connery qui trouvent toujours quelque bonne plaisanterie à lancer lorsqu'ils ont un revolver sur la tempe, eh bien non). Mais j'éprouvais tout de même un certain soulagement à constater qu'ils connaissaient mon nom, ou à peu près. Mon dossier n'avait pas été égaré pendant le transfert, quelques personnes (même des serpents vicieux, tant pis) savaient encore qui j'étais et peut-être pourquoi on m'avait enfermé là.

– Est-ce que tu peux nous donner l'adresse de ton collègue, s'il te plaît? m'a gentiment demandé celui qui avait l'air le plus sournois.

– Mon collègue?

– Ouais. Ton ami Arrabal, là, a dit le Con.

– Hannibal?

– Oui, pardon. Arrabal c'est un chanteur, non? Hannibal, bon. Tu vois, que tu le connais.

– Non, je ne l'avais jamais vu avant ce soir.

– Tiens… C'est original, ça, comme système de défense.

– Dingue, a dit le Sournois. Il a de l'imagination, notre petit pote Halvard. En général, ils disent: «Oui, c'est mon meilleur ami.»

– Exact, a dit le Con. «Je le connais pas», fallait y penser. Chapeau, Albar.

– Var. Et je vous assure que je dis la vérité.

– Écoute, a dit le Sournois, tu n'as pas l'air idiot, on va discuter entre personnes sensées. On s'énerve, mais c'est un métier pénible, tu sais. On ne te veut pas de mal. On a l'air de brutes? Bon. Mais honnêtement, est-ce que tu penses qu'on peut te croire? Mets-toi à notre place, et réponds franchement.

– Oui, je… Non, d'accord, je reconnais que ce n'est peut-être pas très crédible, tout le monde doit dire la même chose.

– À la bonne heure! a dit le Con. Tu vois, qu'on peut se comprendre. Donne-nous son nom et on se quitte bons amis.

– Mais je vous ai dit que je ne le connaissais pas!

– Bien, a fait le Sournois, je pensais que tu étais intelligent, je me suis trompé. Ça peut arriver, tu vois, même à un flic. Je n'ai pas voulu admettre tout de suite que tu te foutais de notre gueule.

Là-dessus, celui qui n'avait l'air ni con ni sournois s'est levé avec peine et s'est dirigé lentement vers moi, comme s'il trouvait navrant d'être toujours obligé de faire la police. Je me demandais pourquoi il n'avait pas encore parlé, celui-là. J'aurais dû me douter que c'était la Brute: il n'avait l'air de rien d'autre.

L'heure du pugilat venait de sonner, et je n'entrevoyais que maintenant l'inutilité des précautions que j'avais prises depuis leur entrée (bien fléchi sur les jambes, fiston, lève ta garde). Je n'avais pas le droit de me protéger. Essayer d'éviter le coup de la Brute serait même une erreur tactique qui aurait pour seule conséquence d'aiguillonner ses nerfs, sans, je pense, lui faire oublier son projet initial – le cas échéant, le Sournois serait là pour le lui rappeler. Je pourrais peut-être esquiver le premier coup, le deuxième à la rigueur, mais pas plus (d'autant que j'étais terriblement fatigué, affamé, faible – et même en pleine possession de mes moyens, très vif sur jambes et enduit d'huile, j'aurais eu peu de chances d'échapper longtemps à ces trois sportifs dans ce local minuscule autour duquel quinze autres de leurs amis montaient la garde). Quant à répliquer (esquive, petit pas de retrait et crochet du gauche en contre), l'idée était un peu amusante, mais sans plus.