– Je peux te poser une question, Albar? a fait le Con.
– Hein? Oui…
Le Sournois souriait, la Brute attendait. Quelque chose semblait vivement intéresser le Con sous ma ceinture (que je n'avais toujours pas, d'ailleurs).
– Tu aimes te faire enculer? (Ils ne pensaient tous qu'à ça ou quoi?) C'est pas une proposition, rassure-toi. (C'était effectivement une bonne nouvelle.) Non, moi ça me dégoûte plutôt, les pédés. Je te pose cette question parce que si t'aimes pas ça, ça tombe mal.
Le plus sérieusement du monde, la Brute m'a pris les couilles à pleine main (qu'on me pardonne le terme, mais dans cette situation, Racine lui-même n'aurait pas dit autre chose). Il m'a guidé ainsi jusqu'au mur, la main ferme mais polie, comme on mène un aveugle à sa chaise. Ses deux petits camarades se sont approchés de nous. II m'a plaqué contre le mur, m'a attrapé par le col à deux mains et m'a littéralement soulevé de terre. Derrière, les visages du Sournois et du Con ont sensiblement changé d'expression. Surtout celui du Con:
– Si t'es pas pédé, connard, t'as vraiment pas de chance (ce n'est qu'une demi-surprise, je ne suis pas particulièrement verni en ce moment). Ce soir, on t'amène direct à Fleury (la prédiction d'Elvis se réalise, pour l'instant tout est normal), et j'aime mieux te dire que là-bas, les mecs, ils sont pas difficiles, ils prennent ce qu'ils trouvent: ils sont tous pédés (on ne me la fait pas: «certains», a dit Elvis). Un bon petit paquet de chair fraîche, ils vont pas cracher dessus, tu peux me croire. Même si t'es pas terrible. Enfin c'est un goût personnel, hein. Tu vas en prendre plein ton cul, ma grande. (Ce qui désamorçait la tension, ce qui me permettait de ne pas succomber à la détresse, c'était que la Brute qui me soulevait approuvait en silence toutes les paroles du Con, en hochant gravement la tête («Oui oui, exact, ils vont pas cracher dessus, oui oui, plein ton cul, exact»), comme un clerc bonasse qui confirme du bonnet les menaces d'un huissier.) Et si la pédale c'est pas ton genre, tant pis pour toi, Babar, faudra t'y faire. Tauras le temps d'y prendre goût, t'en fais pas. On va te laisser deux ou trois mois là-bas, et le jour du procès, tu seras devenu une vraie petite tantouze («Une vraie petite tantouze, oui oui, c'est exact»).
Quand la Brute m'a lâché, les traits de mes trois opposants ont de nouveau fondu en masques douceâtres – surtout ceux du Sournois, qui regrettait que son collègue ait cédé à la colère, car au fond il m'aimait bien, lui:
– Alors bien sûr, ce qui est toujours possible, c'est que la mémoire te revienne. L'arrestation, la garde à vue, ça peut t'avoir secoué. On va te laisser un peu de temps, essaie de te concentrer. Si tu ne retrouves pas l'adresse de ton ami, on sera obligés de te mettre trois mois à l'ombre en attendant. Ça s'appelle la préventive. C'est moche, mais c'est la loi, ce n'est pas à moi de la changer. Et puis pense aussi à lui, ton collègue, qui doit être en train de se marrer dans les bars. Et qui continuera pendant que tu moisiras à Fleury. C'est injuste, non? Écoute, réfléchis à tout ça, je repasse te voir dans un moment.
Avant de refermer la porte de la cage derrière eux, le Con s'est retourné pour me lancer:
– N'oublie pas que c'est plein de pédés, là-bas.
Ils ne sont pas repassés me voir. Je suis resté encore une éternité à divaguer dans ce trou. Je m'appelais Halvard Sanz et je flottais dans le vide.
16
Bien après la tombée de la nuit, lorsqu'un brave ouvrier de l'entreprise policière est entré dans la cage pour me passer les menottes, je l'ai accueilli à bras ouverts. Je voulais quitter ce sas.
– On va à Fleury?
L'ouvrier m'a regardé d'un air étonné, et sur le coup j'ai cru que mon flair l'épatait.
– Toi au moins, tu ne te fais pas d'illusions sur ce qui t'attend. Je te comprends, remarque. Tes pas vraiment sur le chemin du bonheur, pour l'instant. Mais Fleury, ce sera peut-être pour plus tard. Tout de suite, je te monte à la PJ.
En traversant le commissariat, nous avons croisé l'un des deux ouvriers chasseurs (le mâle) qui la veille était allé me chercher dans le vaste monde libre pour m'amener ici. Il m'a accordé un regard neutre, professionnel, le genre de regard que pose de temps à autre, sur des produits qui défilent, un employé d'usine robotisée chargé de vérifier que rien ne coince dans la chaîne.
Au moment d'entrer dans l'ascenseur avec mon cornac, en pressentant le voyage bref mais tendu qui s'annonçait, j'ai repensé à une sorte d'étude que j'avais réalisée quelques mois plus tôt (pour mon compte) à propos de la mise en présence forcée de deux inconnus dans un espace réduit (étude qui s'était vite orientée exclusivement sur les ascenseurs, car c'est à peu près le seul espace réduit où peuvent se retrouver côte à côte deux étrangers libres). Au risque de rompre la continuité du récit, je vais essayer de résumer les modestes réflexions que j'avais notées à l'époque sur un coin de table, car il me paraît dommage qu'elles ne profitent pas au moins à quelques personnes.
CONSEILS POUR PARAÎTRE À L'AISE
DANS UN ASCENSEUR
Passer un moment dans un placard avec un inconnu est embarrassant. Face à notre prochain, nous sommes timide et confus, nous ne savons pas où mettre les yeux, nous avons envie de nous faire tout petit (et, chose curieuse, l'autre paraît toujours serein et fort, comme s'il ne se rendait pas compte de l'incongruité de la situation). Alors quelle attitude adopter pendant le trajet pour surmonter notre malaise?
Faire l'impatient et tapoter du pied donnent l'air ridicule d'un businessman surexcité. D'un autre côté, regarder l'autre dans les yeux, à quelques centimètres, l'inquiète. Quant à vouloir engager la conversation avec lui, c'est une erreur: même pour une discussion très banale, le temps de voyage est trop court.
– Bonjour.
– Bonjour, monsieur. La politique politicienne, j'en ai ras le bol.
– Oui, ils nous prennent pour des abrutis.
– Exact. Allez, bonsoir.
Enfin, rester comme pétrifié après avoir appuyé sur le bouton, les yeux sur ses chaussures ou sur une paroi lisse, laisse supposer que la présence de l'autre nous effraie. Ce qu'il faut éviter absolument. Car en ascenseur, tout est basé sur le rapport de forces. Il est impératif, dès la mise en présence, de prendre l'ascendant sur notre prochain. Plus qu'une simple attitude, il s'agit donc d'un travail progressif, dont le but est d'amener l'adversaire en position d'infériorité. Car deux personnes ne peuvent se sentir simultanément à l'aise dans un ascenseur. On peut le regretter, mais c'est ainsi.
Tout d'abord, il faut s'empresser de demander «Quel étage?» avec désinvolture, avant même d'être tout à fait à l'intérieur. Si nous traînons, il nous devancera sans scrupule – or cette question est primordiale, car elle nous place d'emblée comme le patron de l'endroit. «Un habitué», songera-t-il. Mais rien n'est encore gagné, bien sûr. Il est maintenant indispensable de se placer le premier près des boutons et d'attendre qu'il quémande. «Quatrième, s'il vous plaît.» Ensuite, un nouveau point sera marqué si nous appuyons précisément, d'un geste souple et sûr, sur le bouton qui correspond pile à son étage (ce n'est pas sorcier, comme manœuvre, mais cela impressionne toujours – «Il connaît l'emplacement exact des boutons, un habitué…»). Ensuite, tout est simple: il suffit de conserver l'avantage, en profitant du léger éblouissement causé par notre «ouverture» pour entamer avant lui, avant qu'il ne se ressaisisse, notre «développement». Le développement est la matérialisation de l'attente placide, l'attitude que prend naturellement un homme sûr de lui entre le rez-de-chaussée et le quatrième, et peut revêtir plusieurs formes: un air que l'on chantonne à mi-voix, un doigt qui caresse nonchalamment le panneau à boutons, un coup de peigne dans la glace. À nouveau pris de vitesse, il est coincé: on imagine mal deux étrangers chantonner ensemble dans un ascenseur (ou pire, se recoiffer côte à côte, ou caresser ensemble le panneau à boutons). Il ne peut pas non plus se mettre à chantonner pendant que nous nous donnons un coup de peigne: une personne décontractée dans un ascenseur, ça passe merveilleusement, mais deux, ça frise le burlesque. «Ils n'ont qu'à se mettre à danser, tant qu'ils y sont.» Non, il ne pourra que rester figé et muet, dominé, embarrassé. C'est dur, mais l'heure n'est pas aux états d'âme. Il a perdu, il voudra se cacher dans un trou de souris, tandis que nous serons parfaitement à l'aise. Il ne restera plus alors qu'à conclure (la «fermeture»): lorsqu'il sort, vaincu, et marmotte timidement «Au revoir», nous nous contenterons d'un léger signe de tête et d'un sourire distrait, qui achèveront de l'accabler. Ouverture, développement, fermeture, l'affaire est réglée. Resté seul pour un ou deux étages encore, nous nous sentons gai et léger: le trajet s'est parfaitement bien passé pour nous.