Mon cornac m'a prié d'entrer devant lui. Je me suis immédiatement posté près du panneau à boutons.
– Quel étage?
Je n'y croyais pas trop, bien entendu. Je savais ma méthode relativement fiable, mais dans les conditions présentes, je n'avais que très peu de chances de prendre le dessus. Je partais avec trop de handicap pour espérer lui faire courber l'échiné.
Une nouvelle fois, il a paru interloqué. Il devait commencer à comprendre pourquoi on m'avait attrapé et enfermé.
– T'es groom, dans le civil? Troisième.
Comme prévu, le trajet s'est très mal passé pour moi. Je n'ai rien pu faire. Je n'aurais pas été crédible si je m'étais mis à chantonner. Caresser négligemment le panneau à boutons n'aurait pas non plus semblé naturel, à cause des menottes (et surtout, mon pantalon serait tombé). Enfin, il n'y avait pas de miroir pour que je puisse me recoiffer d'une main distraite (de toute façon, je ne sais pas ce qu'il serait allé imaginer, que je voulais me faire beau pour aller à la PJ, ou je ne sais quoi). Non, je ne pouvais que baisser la tête, affreusement mal à l'aise. Et inévitablement, au niveau du premier étage environ, c'est lui qui s'est mis à siffloter. Je fondais de honte, j'étais vaincu (j'avais envie d'entrer dans un trou de souris, comme dans mes pires cauchemars), je fixais mes chaussures sales. Moi, l'auteur de la méthode. Fallait-il qu'ils soient forts, les diables. Je n'étais pas sorti de l'auberge.
17
– Merci, Peluchon. Laissez-le là. Assieds-toi, toi. J'étais assis face au commissaire, je crois. J'aurais aimé écrire: le commissaire était un grand homme tout en os, au regard clair, aux tempes grisonnantes, portant une veste de tweed et des lunettes à monture d'écaille. Mais ce serait mentir. Le commissaire était une masse adipeuse et rougeaude engoncée dans un costume en solde. Tout débordait par le col, vers une pauvre tête bouffie, congestionnée, noyée dans le surplus de gras que rejetait le costume et recouverte de quelques cheveux visqueux, que l'on devinait imbibés plutôt que sales, victimes de la formidable pression d'huile. Il illustrait parfaitement le principe du raffinage: une tonne de graisse brute à la base, le visage qui rejette la sueur, de l'huile pure qui suinte des cheveux.
Après avoir méticuleusement installé une feuille dans sa machine à écrire, il m'a examiné un instant. Ses petits yeux humides semblaient faire des efforts pour rester à la surface. Ils ne se laisseraient pas submerger par la graisse.
– Il paraît que tu as oublié l'adresse de ton complice?
– Je ne l'ai jamais sue.
– Ce n'est pas grave, m'a dit placidement le Principe du Raffinage. Je prends ta déposition, raconte.
– J'ai déjà tout raconté à l'inspecteur… Muller.
– Ah oui? Il avait oublié son carbone, figure-toi. Je fais un double.
– En rentrant chez moi, hier soir, j'ai vu un jeune homme qui tapait sur un vieux. J'ai essayé de le défendre mais…
– Tu n'as pas bien compris les règles. Tu ne vas jamais au cinéma? Tu ne sais pas ce qu'on fait aux menteurs, dans la police? Mon petit Casal, montre-lui.
– Avec quoi, Chef?
– La matraque.
Le petit Casal a ouvert tranquillement l'un des tiroirs de son bureau et en a sorti une sorte de gourdin. J’étais si vide et si perdu que, sur le moment, ça ne m'a même pas paru étrange.
Le petit Casal a fait le tour de son bureau en tapotant sa matraque dans la paume de sa main gauche (de toute évidence, il allait plus souvent que moi au cinéma) et s'est approché de moi sans cruauté apparente, très professionnel, comme s'il venait simplement attendrir ma viande. Je me sentais nerveux.
Je n'avais jamais pris un violent coup de bâton sur la tête. Je n'arrivais même pas à imaginer ce que l'on pouvait ressentir sous le choc. Une sensation de casse, sans doute, de bois qui casse.
– Trois coups, ça suffira.
– C'est vous le patron.
À partir de là, tout s'est passé très vite. J'ai aperçu du coin de l'œil le bras du petit Casal qui s'élevait au-dessus de moi, le commissaire qui souriait en face, j'ai essayé de me protéger la tête avec mes bras en opposant le fer des menottes au gourdin, et le commissaire a dit que j'étais stupide, est-ce que je croyais vraiment qu'ils allaient me taper dessus avec un gourdin?
– Va coucher, Casal. Excuse-nous, Sanz. On aime bien faire des blagues, avec Casal.
– On adore ça, Chef, a confirmé Casal en retournant derrière son bureau, ravi de m'avoir joué un bon tour.
– On la fait à tout le monde, celle-là. Et ils ont tous aussi peur. Tu n'as pas à avoir honte. C'est humain.
– Je n'ai pas honte.
– Bon, j'arrête de t'embêter, je suis vache. Allez, continue ton histoire, excuse-moi. Tu veux une cigarette?
– Oui. S'il vous plaît.
– Vous avez arrêté de fumer, Chef.
– Ah, c'est vrai! Où ai-je la tête? Je n'en ai pas, désolé.
On se sentait bien, ici, avec ces deux joyeux drilles. La police à visage humain, c'est tout de même autre chose. J'ai tout raconté d'une traite, sans fioritures, sans me soucier de ses petits yeux huileux qui me fouillaient l'âme. Qu'il me croie ou non, maintenant, je m'en foutais.
– …et il est parti en taxi. Je rentrais chez moi quand vos deux inspecteurs me sont tombés dessus. Voilà.
Il ne tapait plus sur sa machine depuis déjà quelque temps. Il me dévisageait sans un mot. Sa grosse figure défaite exprimait le plus complet abattement, ses mains restaient clouées de part et d'autre du clavier, il pétrifiait son lard. Consterné. Effondré.
– Oh mon Dieu. Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu.
C'était le cousin de Perfidie ou quoi? On leur apprenait ça à l'école de police?
– Mon Dieu, ce n'est pas possible.
Il s'est calé en arrière sur sa chaise, monstrueux, et a posé une petite main épaisse sur le sommet de son crâne (le bras avait juste la bonne taille).