– Quel malheur. Quelle catastrophe.
Bon, allez, Casal, dis ta réplique et passons à autre chose.
– Comment avons-nous pu? C'est une bavure, ne cherchons pas plus loin. C'est terrible à dire, mais… Une bavure, voilà tout.
– …
– Vous n'y êtes pour rien, finalement, dans toute cette histoire, monsieur Sanz?
– Non. C'est ce que je vous ai dit.
– Et au contraire, vous avez essayé de protéger ce pauvre vieillard. C'est cela?
– Oui.
– Doux Jésus Marie Joseph. Nous vous avons gardé tout ce temps pour rien?
– Oui.
– Quelle injustice, Seigneur. Vous devez nous en vouloir.
– Un peu, oui.
– Ça, je vous comprends, monsieur Sanz. Mais pourquoi ne pas l'avoir dit plus tôt?
– J'ai raconté la même chose la nuit dernière, dans l'autre commissariat.
– Eh oui, vous avez encore une fois raison. Tout est de ma faute. Je l'ai lue ce matin en arrivant, votre déposition. Mais vous savez, la vie d'un policier n'est pas de tout repos.
– Je sais, tous vos collègues me l'ont dit.
– Eh oui, voilà. Alors naturellement, ça m'est sorti de l'esprit. Pfuit. J'ai oublié, tout bonnement. Nous sommes débordés, avec cette racaille qui traîne dans les rues, de nos jours. Je n'ai pas plusieurs têtes, moi, monsieur Sanz. Comment voulez-vous que je pense à tout? C'est sidérant, non, cette prolifération de la racaille? Vous n'êtes pas gêné, vous, par toute cette racaille?
– …
– J'aurais dû vous relâcher dès ce matin. Mais peut-on faire confiance à un morceau de papier? Je lis que vous êtes une sorte de héros des temps modernes. Bon, ce n'est pas facile à croire… Mais maintenant que je vous vois, et après avoir entendu votre passionnant récit, d'accord. Je comprends à qui j'ai affaire.
Le petit Casal se concentrait de toutes ses forces pour ne pas éclater de rire.
– Vous n'êtes pas bavard, hein? a continué le chef. Vous avez l'air fatigué. Vous n'avez pas bien dormi? Allez, j'arrête de vous ennuyer, monsieur Sanz, j'ai déjà suffisamment honte de vous avoir gardé tout ce temps pour rien. Sans raison. Pour rien du tout.
Il a fermé les yeux en soupirant, affligé mais fataliste, et après un hochement de tête amer en direction de Casal (pour lui demander s'il ne trouvait pas lui aussi qu'il y a des fois où vraiment on aimerait mieux faire un autre boulot), il a décroché son téléphone.
– Oui, c'est Merlin. Dites à Peluchoh de me monter les affaires de M. Sanz. Et la clé des menottes, bien entendu. Nous allons le relâcher immédiatement. Car figurez-vous qu'il est innocent, (il me regardait avec tendresse.) Et nous n'avons rien trouvé de mieux à faire que de l'enfermer depuis hier soir. C'est normal, ça, Leduc? Un homme qui n'a rien à se reprocher… Si, je vous assure. C'est lui qui le dit, nous n'allons tout de même pas mettre en doute la parole d'un honnête homme. Il faut le libérer tout de suite. Dites à Peluchon de se dépêcher.
Je ne pouvais qu'attendre le dénouement sans me défendre (je ne comprenais pas ce qu'il mijotait – s'il espérait que je relâche ma vigilance, me croyant libre, et que j'avoue tout par mégarde, sa stratégie me semblait approximative).
Peluchon est arrivé dans mon dos. Ma ceinture, mon sac matelot.
– Voilà, si vous voulez bien signer, monsieur Sanz, m'a dit Merlin en me tendant humblement sa copie. Qu'est-ce que vous attendez pour lui retirer les bracelets, la Peluche?
J'ai remis ma ceinture et mes lacets, pris mon sac à l'épaule. Dans le sachet qu'avait déposé la Peluche sur le bureau, j'ai récupéré mes cigarettes, mon briquet, mon billet de cinquante francs et mon prospectus de Baba Komalamine.
Mais bien entendu, je ne pouvais profiter pleinement de ce moment rare (l'inverse de ce que doit éprouver un officier dégradé en public), car je savais que nous jouions une comédie dont la chute me serait dévoilée dans quelques instants. Casal guettait dans l'ombre, prêt à entrer en scène pour le bouquet final du rire policier.
– Eh bien, je ne vais pas vous retenir plus longtemps, monsieur Sanz, a fait Merlin en se levant, énorme, comme une île qui sort en quelques secondes de l'océan. Je n'ai qu'un désir, c'est que vous nous pardonniez un jour.
Il m'a pris par l'épaule et m'a fait pivoter vers l'ascenseur, deux battants d'acier à quatre ou cinq mètres de nous. J'ai jeté un coup d'œil au petit Casal. Il me souriait.
– Il va de soi que si, par le plus grand des hasards, vous recroisez le dénommé Hannibal – par miracle, je dis bien -, nous comptons sur vous pour nous tenir au courant. Nous ne pouvons combattre la racaille que si les bonnes gens y mettent du leur. Et vous êtes avec nous dans ce combat, n'est-ce pas, monsieur Sanz?
Nous marchions vers l'ascenseur, côte à côte. Il me tenait toujours par l'épaule. Je me demandais par où ça allait tomber. (Dans les westerns, lorsqu'une crapule de la pire espèce tient un pied-tendre au bout de son colt, il lui offre souvent, en ricanant hideusement, une chance de s'enfuir. L'autre sait bien ce qui va se passer, mais fait demi-tour tout de même et se met à courir comme un dératé.)
La porte de l'ascenseur s'est ouverte.
– On se serre la main? Sans rancune?
Il va me faire une prise d'art martial? J'ai serré la main de Merlin. Je suis entré dans l'ascenseur. Je me suis installé au fond. Tout au fond. Je faisais face à Merlin. Je n'avais jamais remarqué que les ascenseurs mettaient tant de temps à se refermer. Celui-ci semblait prévu pour le passage de tout un escadron. Merlin me regardait fixement comme un père qui voit s'éloigner son fils. Un cliquetis m'a électrisé tout le corps: la porte. Encore quelques dixièmes de seconde et j'allais descendre. Les battants se sont refermés. Ah non. Merlin a posé doucement son gros pied au milieu, les battants se sont ouverts. Le Principe du Raffinage m'est apparu à nouveau.
– Monsieur Sanz…
Je m'y attendais, hein. Je n'ai pas à me plaindre, je m'y attendais.
– J'oubliais, monsieur Sanz: j'ai un petit conseil d'ami à vous donner. La prochaine fois que vous croiserez deux types en train de se taper dessus, passez votre chemin, ça vous évitera des ennuis.
La porte s'est refermée, l'ascenseur a commencé sa descente. Drôle de mentalité, le commissaire.
Je suis seul dans l'ascenseur. En un quart de seconde, le temps qu'une porte se ferme, je venais de passer de l'état de prisonnier, assuré de vivre les trois prochains mois, au moins, dans une cellule de quatre mètres carrés, à celui d'homme libre, dont l'avenir est grand ouvert. Je ne réalisais pas, j'étais comme mort, ou trop vivant, ivre, j'étais seul dans l'ascenseur.
La traversée de la salle du rez-de-chaussée fut un supplice. J'avançais tendu vers le paradis, au milieu des démons. La Peluche était là. Et une bonne quinzaine d'amis à lui. Ils me suivaient des yeux. À chaque pas, j'imaginais que je ne ferais pas le suivant. À chaque pas, je craignais que quelqu'un ne m'empoigne. Chaque mouvement autour de moi dans la salle me crispait. Mais à chaque pas, étrangement, je m'approchais de la sortie. Ils somnolaient mais n'allaient pas tarder à se rendre compte que j'étais un fuyard, que j'étais sur le point de m'évader – j'attendais qu'une alarme stridente retentisse. Le chasseur qui m'avait attrapé la veille se tenait non loin de la porte et me regardait venir. Je suis passé près de lui comme on passe sous une tuile qui vacille.
18
J'étais dehors. Il faisait nuit, il faisait froid.
J'ai marché quelques mètres sur le trottoir irréel. Je me suis arrêté, j'ai regardé les immeubles. C'était le plus beau moment de ma vie, voilà. J'ai allumé une cigarette, la braise crépite dans le froid. La fumée a un goût de noisette salée. Derrière une fenêtre éclairée, au troisième étage, une femme debout téléphone. Le monde autour de moi s'étend vaste et animé, sous la lumière des réverbères, partout. Et le temps à venir est vierge, l'avenir est libre et le monde est immense. Tout est à moi.