Même avec le recul, je ne sais pas si j'ai eu cette réaction aberrante par désir de ne pas perdre la fille ou pour échapper à la police (dans les deux cas, je ne m'explique toujours pas pourquoi j'ai pris la peine de ramasser le tabouret, qui en outre me gênait considérablement dans ma course – je suppose qu'un spécialiste peut courir vite et bien même avec un tabouret cassé dans les mains, et même harassé par vingt-quatre heures de veille en cage, mais moi, qui cours dans des conditions normales comme une autruche arthritique soûle, ou disons comme un pélican, j'avais là toutes les peines du monde à m'échapper efficacement). La voiture épouvantable a brusquement accéléré dans mon dos, avec dans le virage un crissement de pneus à la new-yorkaise, sirène mugissante, fucking hell.
Une explosion de tôle derrière moi m'aurait fait rire si je n'avais été pleinement concentré sur mon sprint: ces ânes ne savaient pas tourner à la new-yorkaise, ils avaient heurté la voiture garée au coin. Cela me laissait quelques secondes d'avance, le temps qu'ils reculent et repartent en faisant hurler le caoutchouc sur l'asphalte, goddammit.
Heureusement, la rue du Pélican est courte. J'ai vu la fille (très rapide bien que gorgée d'eau) tourner au bout dans la rue Croix-des-Petits-Champs, sauvée. J'ai essayé d'accélérer dans la ligne droite car la voiture beuglante fondait maintenant sur moi (un flic par la vitre a crié «POLICE!» pour que je n'imagine pas que c'était le facteur), j'ai plongé à mon tour dans la rue Croix-des-Petits-Champs et me suis précipité dans le premier immeuble (sans doute le seul de la rue à ne pas être protégé par un code, la chance revenait).
Dans le hall, dans le noir, je respirais fort. La sirène en chasse traînait dans le coin («Ben? Où qu'il est?»). Ce n'est qu'à cet instant, en entendant résonner dans l'obscurité mon souffle de rat traqué, près des boîtes aux lettres de tous ces citoyens en règle, que j'ai réalisé que je ne m'étais pas conduit en être humain astucieux. Dix minutes plus tôt, j'établissais un plan d'avenir assez limpide, dont la seule et simple directive était de me tenir à l'écart des forces de l'ordre, et déjà je me retrouvais pourchassé. Sans avoir rien fait pourtant – encore moins que la première fois (bon, je tenais à la main un tabouret cassé qui ne m'appartenait pas, mais il ne faut pas exagérer). Pressentant que les flics n'allaient pas rester cinq heures à me chercher bêtement sur le trottoir désert, j'ai traversé la petite cour intérieure (sous la lune) et suis monté sans lâcher mon tabouret jusqu'au cinquième étage du bâtiment du fond. Enfin tranquille, je me suis assis sur la dernière marche.
J'ai entendu un clapotis dans mon dos, je me retourne: une silhouette effroyable me guette dans l'ombre.
Le second rat était là aussi, tout en haut, tout au fond du piège. Nous avions l'air fin. Elle a parlé la première, de sa petite voix brisée.
Elle m'a demandé pourquoi je la suivais, j'ai répondu que je ne la suivais pas, que j'essayais simplement de me cacher, moi aussi.
– Ah, d'accord. Vous avez des ennuis avec la police?
– Non. Enfin si.
Curieusement, la seconde réponse me paraissait plus honnête que la première. Je n'avais pas d'ennuis avec la police, dans l'absolu, mais je venais de passer vingt-quatre heures entre leurs pattes, et à présent je me tapissais dans l'ombre au cinquième étage d'un immeuble pour échapper à une voiture de patrouille (car nous étions là, tout à notre amour, à rire à gorge déployée comme deux amants complices, enivrés par le plaisir d'être ensemble et pris dans le tourbillon de la passion naissante, mais nous semblions oublier un peu vite que le shérif et ses hommes rôdaient dans les parages, le nez au vent et la main sur la crosse). De toute évidence, l'avenir ne s'annonçait pas rose – ou alors les flics sont vraiment faciles à berner, et les vaches bien mal gardées. (Bon, avec moi, les vaches et le citoyen ne risquent pas grand-chose, mais les flics ne sont pas censés savoir que je suis un agneau pacifique. Comme le coiffeur, tiens. C'est vrai, en fin de compte, personne n'est censé savoir que je suis un agneau pacifique – j'espère que ça ne va pas me causer de problèmes.)
En tout cas, dans le grand steeple-chase initiatique de la vie, je commençais à trouver ma foulée: le mors aux dents, la tête et la corde, et vas-y mon grand. J'avais trébuché sur le premier oxer, mais j'avais vite retenu la leçon. Dès le deuxième obstacle, on remarquait des progrès notables: d'abord, à la différence de la première fois, j'avais réussi à échapper à la voiture de patrouille (je me trouvais donc «en cavale», avec tout le prestige et la saveur émoustillante que contiennent ces mots magiques dans la mythologie du gangster), et surtout, pour ce deuxième crime, j'étais bien mieux accompagné (n'importe quel gangster vous dira que même pour un forfait mineur (ce qui était mon cas, ne l'oublions pas), il est primordial de savoir choisir ses complices – c'est la base de tout, paraît-il; or je me sentais plus à l'aise avec cette jeune femme humide mais jolie qu'avec un petit voyou marseillais bête comme ses pieds). Il s'agissait maintenant de ne pas relâcher ma vigilance, et peut-être même de voir si ma complice n'avait pas envie qu'on se serre les coudes, pour mieux faire face.
En lui expliquant que je ne la suivais pas, j'avais déjà su attirer l'attention de la femme grâce à une utilisation savante de ma formidable puissance comique (ce comique masqué, dit «du timide qui s'enfonce tout seul» – le plus efficace), il ne me restait plus maintenant qu'à récolter le fruit de mon travail. On peut avoir l'impression que nous n'avions pas encore vraiment posé la première pierre du vaste manoir de notre amour, mais il valait mieux que j'essaie de me persuader que les opérations se déroulaient pour l'instant selon le schéma classique des grandes conquêtes, des grandes réussites amoureuses – cette inexplicable alchimie, ce phénomène surnaturel qui fait que, soudain, un homme fascine une femme -, il fallait à tout prix que j'aie l'impression de la fasciner, afin de garder un moral de vainqueur. Même si ces histoires de moral de vainqueur – d'autoroute vers la conclusion glorieuse (c'est-à-dire les langues qui se cherchent, embrasement des corps, passion qui emporte tout sur son passage) – sont surtout faites pour les cadors de la séduction, les athlètes, les tombeurs. (Ce simple mot, tombeur, me glace: on imagine un type qui marche dans une rue très animée, un petit sourire aux lèvres et les bras flottant gracieusement de part et d'autre de son corps mince mais musculeux, tout enveloppé de souplesse et d'enivrant nonchaloir, il tourne les yeux vers une fille sur sa droite et bam elle tombe raide amoureuse en arrière avec un soupir de vierge, la poitrine tremblante et les joues rosés, il tourne les yeux vers une fille sur sa gauche et bam elle tombe raide, il tourne les yeux vers une autre fille, tiens, elle résiste, non voilà elle soupire et bam elle tombe, il poursuit paisiblement son chemin de prince de la lumière.) Des magiciens de la vie, ces gars-là. Pas moi. S'il y a bien un terrain dans lequel je m'embourbe, c'est celui de la séduction de la femme. Je suis certain que si j'échouais sur une île, seul homme au milieu de cinq cents femmes en manque, lubriques et haletantes, qui me lanceraient des regards dégoulinants de concupiscence, alanguies nues sur les rochers ou se frottant la croupe contre l'écorce rugueuse des grands arbres, Halvard, Halvard, je serais incapable d'en séduire une. Bon, certains ne savent pas sauter à la perche ou faire prendre une mayonnaise, moi je ne sais pas mettre en pratique la technique d'approche et d'assaut indispensable à la conquête de la femme, je n'ai pas à en avoir honte. Je ne sais pas non plus sauter à la perche ni faire prendre une mayonnaise, mais en réfléchissant, je suis sûr que je pourrais trouver des trucs que les autres ne savent pas faire tandis que moi oui, des trucs que je sais faire à merveille, sans le moindre effort et comme à la parade.