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– Je m'appelle Hannibal, je suis le fils d'un caïd de Marseille. Et moi-même… La pègre, ça vous dit quelque chose? Bon, motus. Je viens chercher deux trois affaires à Paname. J'ai cinq patates en liquide dans les poches, pour m'amuser ce soir, et le gros du paquet dans le coffre de l'hôtel. Je suis au Ritz, vous connaissez? Si vous voulez, vous serez mes amis.

Ma sœur restait ébahie. Soufflée. Je l'avais amenée là pour lui faire goûter à cette ambiance camerouno-russe si particulière, mais je n'en espérais pas tant.

– Mais attention, les enfants. Quand j'ai un ami, c'est pour la vie. C'est comme ça, chez nous. Je meurs pour lui, s'il faut. Mais s'il est pas réglo avec moi, c'est lui qui meurt.

– Normal, Hannibal, a dit ma sœur.

Il l'a regardée avec respect. Mazette, ça sait causer, ces Parigotes. Un petit clin d'œil pour se ressaisir, avant de boire une gorgée de vodka sans la lâcher des yeux pardessus le verre – ça sait vous envoûter une petite, ces Marseillais.

– Elle est splendide, ta femme. C'est ta femme, non? Comme je l'ai dit, je n'avais encore jamais été confronté à des situations dangereuses, mais l'instinct est l'un de ces mystères de la nature qu'il est inutile de chercher à expliquer.

– Oui. Content qu'elle te plaise.

– Elle me plaît, oui. Dommage. La femme d'un ami, c'est sacré, dans le milieu. Mais c'est dommage. Sérieux. J'aurais pu la rendre heureuse. Note bien que si je voulais… Parce que je fais toujours ce que je veux, faut le savoir. Surtout avec les dames. Enfin, un ami c'est un ami. Vous vous appelez comment, tous les deux?

– Halvard Sanz.

– Pascale Sanz.

– Moi c'est Hannibal. Tout court. Nom de jeune fille?

– Hein? Moi? Nom de jeune fille? Blaise. Pascale Blaise.

– C'est joli, mais… T'as dû avoir des problèmes à l'école, hein, les jeux de mots… Non, excuse-moi, c'est vulgaire. J'aime pas être vulgaire avec les dames.

Il a continué à nous bassiner avec ses âneries de gangster d'opérette pendant un moment, puis, déjà pompette et s'interdisant au nom de la Règle et de la Bonne Mère de convoiter plus longtemps la femme d'un ami, il est parti jouer les truands en vacances devant d'autres clients plus réceptifs.

Finalement, le terrible Hannibal s'est fait sortir à coups de pied aux fesses (qu'il avait osseuses) par la douce Anna, bien qu'il ait payé plusieurs tournées générales et laissé chaque fois des pourboires dignes de ses ancêtres mafieux. Mais le malheureux avait voulu éprouver l'élasticité légendaire de la poitrine de la Belle Mar tine, vieille pute sénégalaise et dépressive qui passait sa vie ici – et qui, au passage, était belle comme je suis turc et s'appelait Martine comme je m'appelle Wilbur. Il n'a eu que le temps de jeter deux billets de cinq cents francs par-dessus son épaule (en bougonnant que c'était son péché mignon, les seins de femmes, et que de toute façon il faisait ce qu'il voulait, surtout avec les dames, il fallait le savoir), que le temps de faire sa révérence avant d'être jeté dans la porte.

Pascale et moi étions dehors une heure plus tard – ivres, Anna ayant comme à son habitude rempli plusieurs fois nos verres à la santé du président du Cameroun.

J'ai embrassé Pascale par la vitre de sa voiture et suis parti à pied vers chez moi. Après deux ou trois minutes de petits pas cahin-caha (Paris vacillait autour de moi), j'ai aperçu deux silhouettes à quelques dizaines de mètres – un petit gros chauve et un grand maigre avec une coiffure dans le style de La Redoute – qui semblaient avoir des mots, comme on dit. Sobre, j'aurais fait demi-tour sans hésiter et contourné le pâté de maisons (je suis couard, de nature). Mais débarrassé de toute appréhension par les tourbillons de vodka qui me bouleversaient l'esprit, j'ai continué droit sur eux pour aller voir un peu ce qui se passait par là-bas, tiens. Comme la mouche qui vole vers la vitre.

3

Je me suis arrêté près d'eux et me suis tranquillement posé là en spectateur, sans me soucier le moins du monde de l'incongruité de ma présence. Hannibal rudoyait un petit vieux qui le regardait rouge de panique, paralysé, les yeux exorbités: l'impuissance effarée de l'être humain face à sa destinée, pris dans le flot du temps qui passe.

– Donne ta chaîne, grognait Hannibal en plaquant une main sur le poitrail fragile du malheureux et en tirant de l'autre à petits coups secs sur la chaînette en or qu'il portait au cou.

– Je ne vous ai rien fait, laissez-moi tranquille.

– Donne-moi ta chaîne, vieux bâtard.

– Laissez-moi tranquille, répétait l'autre affolé, comme un poupon qui pleure quand on le secoue.

– Donne ta chaîne ou je t'éclate.

– Laissez-moi tranquille.

– Donne ta chaîne, je te dis.

– Laissez-moi tranquille.

– Je te préviens, je t'éclate…

– Je ne vous ai rien fait.

– Ta chaîne.

Je commençais à m'ennuyer ferme. Et surtout, je ne comprenais pas pourquoi le vieux opposait tant de résistance à Hannibal. Moi, je l'aurais donnée tout de suite, ma chaîne. Elle devait avoir une grande valeur sentimentale, cadeau d'une fiancée morte depuis cinquante ans, ou quelque chose comme ça. Une petite Auvergnate foudroyée par la tuberculose. N'empêche. Il tremblait de tous ses membres, se pissait dessus mais ne la lâchait pas.

– Donne ta chaîne.

– Aïe, vous me faites mal.

– Tu me cherches, hein?

– Aidez-moi, vous!

Ah, je n'étais pas invisible. Comme Hannibal se mettait à le gifler avec une certaine violence et que je n'avais pas toute ma raison, je suis intervenu. Je n'aurais pas dû, bien sûr, tout le monde sait ça, mais l'alcool me donnait du zèle.

Alors ça, je me moquais bien de déranger un caïd de la pègre marseillaise dans son travail. Je lui ai posé une main sur l'épaule en souriant.

– Arrête d'ennuyer ce pauvre vieux, Hannibal.

– Va te faire foutre, toi.

– Hannibal. Laisse-le tranquille. Ça pourrait être ton grand-père.

– Tu parles pas de mon grand-père, s'il te plaît.

– Écoute… Je suis ton ami. Le mari de la belle femme, là.

– Casse-toi, connard.

Le vide au fond des yeux, en transe de petite frappe, il ne se contrôlait plus.

– Fais-moi plaisir, Hannibal. Écoute ton ami. À la vie à la mort, tu te rappelles? Laisse-le filer. Pour moi.

– Lâche-moi. Je le laisserai partir quand il m'aura donné sa chaîne, cet enculé.

Il me répondait, ça marchait. Je n'avais pas vraiment envie de sauver le vieux chauve, mais quand il l'a écrasé contre le mur, lui a cogné la tête à plusieurs reprises contre le béton et s'est mis à tirer comme un dément sur sa chaîne, je n'ai pas hésité une seconde: il était grand temps que j'entre en action. L'œil sévère, j'ai bousculé mon ami (vertement) pour m'interposer. Face à un Hannibal estomaqué par mon culot, j'ai levé les mains – ce qui signifiait clairement, à mon avis: «C'est fini, je ne plaisante plus» – et l'ai fusillé du regard pour qu'il comprenne bien qu'il lui faudrait me passer sur le corps s'il voulait continuer à molester le chenu. J'étais beau, j'étais noble.

À ma grande fureur, il m'est passé sur le corps. Je me suis immédiatement effondré comme une masse et suis resté étendu au sol.

LAISSEZ LES JEUNES S'ATTAQUER AUX VIEUX,

C'EST LA LOI DE LA NATURE

Je suis resté étendu au sol pour deux raisons. D'abord parce que le choc avait résonné dans tout mon corps, me brouillant même un instant la vue, ce qui m'avait paralysé de terreur. Ensuite parce que c'était le premier coup de poing que je recevais de ma vie, que par conséquent je n'avais aucun repère pour en estimer la force et ne savais pas comment réagir (on voit rarement des types se relever comme des diables quand ils viennent de prendre un direct formidable en pleine poire – ce n'était peut-être pas un direct formidable, je n'en savais rien, justement, mais dans le doute…).