Mais j'effectuais là mes premiers pas dans l'univers du charme facile, et je crois que toute entreprise, toute exploration d'un monde nouveau nécessite quelques tâtonnements. Je n'ai pas correctement évalué l'ensemble des paramètres. Avec quelques semaines d'entraînement dans les jambes – la séduction n'a rien à voir avec les jambes, pour l'homme, mais la phrase sonne bien comme ça – je n'aurais sans doute pas commis cette erreur, j'aurais eu tout de suite une vision plus globale de la situation. Elle m'a demandé si je connaissais un bon restaurant de poisson, postbranché de préférence et tenu par des jeunes, car il n'allait pas être facile pour elle de se faire admettre ruisselante dans un établissement classique. J'ai dû reconnaître que je n'y avais pas pensé, mince – j'ai essayé de lui expliquer qu'elle était si jolie qu'elle sécherait vite, mais ça ne voulait rien dire. Dans l'affolement, j'ai proposé qu'on attende la pluie, plutôt que le séchage de ses vêtements: il ne nous resterait plus alors qu'à marcher une petite demi-heure, pour que je coïncide, et le restaurant le plus tatillon de Paris nous accueillerait comme des princes. Mais ce n'était pas très intelligent non plus, de miser sur l'orage – les éléments naturels ne sont pas spécialement les amis de l'homme, je le devinais. Et là, coup de théâtre: j'ai dit quelque chose de magnifique. Qui nous a ouvert en grand les portes de l'avenir. Une phrase.
– Si tu veux, tu peux venir te sécher chez moi, j'habite juste à côté, je te prêterai des vêtements de ma fiancée.
Et voilà. Tel quel, génial. Bien sûr, si l'on cherche la petite bête, on peut noter une sorte de bourde vers la fin de ma phrase (je débutais, rappelons-le). Je ne sais pas, j’etais lancé, je me sentais porté par l'aisance du séducteur, je n'ai pas su m'arrêter à temps. La faute bête. Bon, rien de dramatique tout de même, je n'ai pas eu l'impression qu'elle tiquait outre mesure (heureusement, car ce n'est pas très gracieux pour une fille, les tics outre mesure). Et puis après tout, il fallait bien que je lui parle de cette rivale qu'elle allait devoir terrasser. Pour ma part, j'avais déjà repéré la cible et commencé le travail depuis un moment, il était grand temps qu'elle entre en action, elle aussi.
En trois mots trois virgules, je venais de proposer à une fille que je ne connaissais pas de venir se déshabiller chez moi. Tu viens chez moi et tu te déshabilles. Qu'on me les montre, les tombeurs capables de ce genre de prouesse. Évidemment, je m'avançais un peu, car pour qu'il y ait prouesse il fallait d'abord qu'il y ait réponse de la partenaire (il doit y en avoir des tonnes, des séducteurs de pacotille qui proposent à des femmes de venir se déshabiller chez eux et qui essuient un échec). Tout à l'euphorie intime suscitée par ma phrase, je ne doutais plus de rien, je me voyais en crack. J'oubliais ce que j'avais appris ces dernières heures, la prudence et l'humilité, j'oubliais que rien ne se passe jamais comme prévu, que sous le masque enchanteur du triomphe peut se dissimuler le visage hideux de la débâcle et que la vie est un bordel monstre, j'oubliais que, depuis la baignoire, le feu avait pris dans la forêt.
Pourtant, elle m'a répondu. Et malgré ma confiance euphorique et mes chevilles enflées à bloc, j'ai eu toutes les peines du monde à en croire mes oreilles:
– D'accord.
Et pas le genre de «D'accord» lâché du bout des lèvres, à contrecœur: non, le «D'accord» à fond les ballons dans le sens du cœur.
Sans plus nous soucier des flics qui nous guettaient peut-être encore, planqués derrière les réverbères, nous avons laissé son tabouret cassé sur le palier du cinquième et nous sommes sortis de l'immeuble. Mentalement main dans la main.
Avec le recul, je me demande si nous avons bien fait de nous laisser aller à tant d'insouciance et d'abandonner derrière nous, là-haut, son arme contre le monde.
23
Dehors, pas un flic. Le calme plat, la rue est à nous, la paix règne sur le monde. Le paradis la nuit. Une ville sans flics, comme un jardin sans taupes. Viens mon amour, marchons paisiblement, je vais te passer les vêtements de ma fiancée et nous irons au restaurant en toute décontraction.
Pour ne pas recroiser le chemin des rabatteurs de la poisse, nous avons évité de repasser sous la fenêtre brisée de l'ulcéré, qui surveillait sans doute la rue du Pélican à la longue-vue. Et devant le commissariat de la rue du Louvre. Et dans les grandes artères, qui fourmillent de fonctionnaires. Il nous a donc fallu effectuer un détour de quelques centaines de mètres, ce qui ne s'est finalement pas avéré gênant tant le voyage s'est déroulé de manière agréable; nous marchions en mocassins de plume sur des trottoirs de velours. Un trajet hors du temps, fluide et lent, calme et enivrant, des méandres de bien-être vers mon appartement (douillet). Je ne sais plus de quoi nous parlions, tant c'était naturel – je serais aussi incapable de me rappeler nos mots que le nombre de nos pas ou de nos respirations.
Seul écueil dans ce ruisseau d'eau très douce qui serpentait jusque chez moi: à mi-chemin, elle m'a posé la question piège. Je n'ai pas réussi à savoir si elle était sérieuse ou non, mais c'était tout de même habilement joué de sa part, car je me suis retrouvé comme deux ronds de flan. Elle m'a demandé si, en lui proposant de venir se changer chez moi, je n'avais pas une idée derrière la tête.
– T'aurais pas une idée derrière la tête, toi, par hasard?
Si la femme désire tétaniser l'homme qui lui fait la cour, il suffit qu'elle lui demande s'il n'a pas une petite idée derrière la tête, lui, par hasard. Elle ne se mouille pas, ne dévoile rien de ses propres intentions (il ne peut pas deviner si elle plaisante ou non), et le plonge dans la plus pâteuse confusion. Si je répondais non, je me plaçais dans une situation délicate qui risquait d'entamer une bonne partie de mes chances de conquérir son cœur. En gros:
– Je te plais? demande-t-elle.
– Pas tellement, non.
Grosso modo. Je me retrouvais donc en mauvaise posture. Et si je répondais oui, ce n'était pas mieux. La scène devenait même carrément ridicule.
– Dis donc, toi, tu ne serais pas en train d'essayer de m'attirer dans un piège pour me sauter dessus? demande-t-elle.
– Si.
Il me restait bien sûr l'option «Et toi?» mais ça me paraissait minable, comme issue de secours. Ah la garce. Bon, qu'est-ce que je réponds? Vite. N'importe quoi, allez, elle me demande ça pour plaisanter. À l'impro, cador.
– T'aurais pas une idée derrière la tête, toi, par hasard?
– Moi? Non…
Le cador, la classe. Où diable suis-je allé chercher cette réponse? L'impro à l'état brut, le tréfonds de l'âme qui prend le contrôle de la situation – la réponse imprévisible, quasi géniale, qui surgit des profondeurs de l'inconscient comme un jet de lave d'un volcan éteint depuis des siècles.
NE FAITES PAS TROP CONFIANCE
AU TRÉFONDS DE VOTRE ÂME
Enfin, il fallait bien que je dise quelque chose, de toute manière. Et puis ce n'était pas si grave, en comparaison de toutes les trappes qui s'ouvrent sous nos pieds dans ce monde. Il suffirait que je lui fasse comprendre le contraire dans quelques heures. La femme aime qu'on la déroute, je l'ai lu quelque part – séduire, c'est surprendre (je ne sais plus si j'ai trouvé ça dans Stendhal ou Marie-Claire, ou si ça m'est venu tout seul un soir d'allégresse, mais je crois que ça fonctionne). Je le vérifierais bientôt: je n'ai pas la moindre idée derrière la tête, croit-elle, et l'instant d'après, ou presque, je la pousse à la renverse sur mon lit (je savais bien que je n'aurais jamais l'audace de la pousser à la renverse sur mon lit, mais disons: et l'instant d'après, ou presque, une lueur de désir brille au fond de mon œil). Elle serait surprise, déroutée, elle s'abandonnerait sans peine.