Hasard pour m'éviter les secondes pénibles qui devaient logiquement suivre la révélation peu exaltante que je venais de lui faire (quelques pas en mocassins de plomb sur un trottoir d'oeufs – il s'installe toujours un petit malaise entre l'homme et la femme lorsque l'un des deux annonce à l'autre que non merci ça ne l'intéresse pas), un camion de pompiers est passé dans la rue, ce qui m'a permis de détourner très vite la conversation. (Au moins, les pompiers sont mes alliés sur terre, c'est toujours ça de pris.) J'ai pu changer de sujet et lui raconter que, tiens, un camion de pompiers, à chaque fois que je me promenais dans mon quartier et que je voyais passer un camion de pompiers, un bastion de neurones pessimistes au fond de moi m'avertissait qu'il fonçait droit sur mon immeuble. Toujours j'avais dans un coin de l'esprit la certitude que les braves gars mettaient les gaz et brûlaient les feux rouges, sirène vagissante, pour aller tenter d'éteindre l'incendie qui ravageait mon appartement (une cigarette mal éteinte, le bébé du dessous qui a joué avec les allumettes, ma chatte qui a ouvert le gaz en essayant de grimper sur la cuisinière, un terroriste qui a déposé une bombe sur mon paillasson par erreur). Un jour, le bastion de neurones alarmistes avait fait tant d'émules sous mon crâne que je m'étais mis à courir derrière le camion pour en avoir le cœur net – ah non, ce n'était pas chez moi. Et les fois suivantes, je m'étais contenté de contrôler le pincement d'angoisse en serrant les mâchoires et en pensant à autre chose (à n'importe quoi, le championnat du monde de boxe, le tapir de Colombie, les brochettes de lotte, les tableaux de Catherine, les jolies filles, l'hôtel d'Angleterre à Carteret). Car si je me mettais à galoper comme un cheval fou derrière tous les camions de pompiers qui passaient dans le premier arrondissement, ma vie deviendrait un enfer.
En lui expliquant cela, bizarrement, il ne m'est pas venu une seconde à l'esprit que ce camion-là pouvait filer droit chez moi, justement. Si ça se trouve. Une nouvelle farce de la vie, peut-être – l'ironie du sort (expression terrifiante). Il faut dire que je n'avais pas besoin d'artifices pour éloigner de moi les idées noires: Pollux Lesiak était le championnat du monde de boxe, une brochette de lotte, les tableaux de Catherine, Pollux Lesiak était l'hôtel d'Angleterre à Carteret, toutes les jolies filles et le tapir de Colombie.
Nous sommes arrivés devant mon immeuble et, non, il ne brûlait pas. À cet instant, les braves gars devaient essayer de sauver les dernières poutres de l'appartement d'un malheureux désespéré hurlant – qui n'avait pas de bol, certes, la fatalité venait de pointer arbitrairement sur lui son index injuste, c'est bien triste, mais enfin faut pas non plus que ce soient toujours les mêmes.
Je lui ai désigné la fenêtre du quatrième.
– J'habite là.
Curieusement, la lumière de ma chambre était allumée. Ah. Aurais-je oublié d'éteindre hier soir en partant? Le plus troublant, c'était le carreau cassé. Car j'avais la quasi-certitude de n'avoir pas cassé le carreau hier soir en partant.
24
Nous avons escaladé les quatre étages un peu nerveusement, Pollux Lesiak et moi. Amusant, tout de même, ces fenêtres brisées qui nous poursuivaient. Il ne devait y avoir dans tout le quartier que deux fenêtres éclairées brisées: l'une sous laquelle je la rencontrais, l'autre derrière laquelle je l'emmenais. En montant, nous nous demandions le sens ésotérique incroyable et dingue que pouvait bien receler cette surprenante coïncidence extraordinaire, et ne trouvions rien de très stimulant à répondre. On ne peut évidemment tirer de conclusions hâtives, tout le monde sait qu'il ne faut pas généraliser, mais dans le doute on doute, et nous espérions tous deux vivement qu'il n'existait pas un lien trop étroit entre les fenêtres brisées et la haine aveugle des crétins obtus, des rougeauds ulcérés. Pourvu que ce soit un hasard, cette fenêtre, pourvu qu'il n'y ait aucun rapport avec la haine, voilà ce que nous nous disions. J'ouvre? Tout ce que nous souhaitions, Pollux Lesiak et moi, c'était de ne pas découvrir, embusqués chez moi, quelques gros rougeauds ulcérés.
Malheureusement, ce fut le cas.
J'ai ouvert la porte. L'appartement que j'habitais à l'époque était constitué d'une très grande pièce, qui faisait office de tout, et de plusieurs petites. Je travaillais, mangeais et dormais dans cette grande pièce, sur laquelle donnait directement la porte d'entrée. J'ai ouvert. Ma chatte Caracas s'est précipitée vers moi en miaulant. Comme à son habitude, elle m'a sauté au cou. Sur la poitrine, plutôt. Mais je ne l'ai pas attrapée au moment où elle tentait de s'agripper à moi: elle est retombée lourdement sur la moquette, l'air ahurie. Puis indignée. Elle ne semblait pas deviner que la présence de neuf ou dix personnes installées chez moi était susceptible de bouleverser un peu nos coutumes.
Assise à mes pieds, les sourcils haussés, Caracas posait sur moi deux gros yeux stupéfaits où se mêlaient l'incompréhension et la colère. Elle n'était pas la seule. Derrière elle, les neuf ou dix envahisseurs, assis sur mon lit, sur mes chaises, sur mon canapé, mon cher fauteuil, me dévisageaient de la même manière: une vingtaine de gros yeux stupéfaits braqués sur moi. Caracas, elle, ne se souciait déjà plus de moi et repartait d'un pas philosophe vers son panier. Inutile de me cacher la vérité plus longtemps: sur ces neuf visages tournés vers moi, apparaissait peu à peu un je-ne-sais-quoi d'ulcéré. Peu à peu les mêmes lèvres tremblantes, les mêmes yeux outrés, la même expression de fureur hagarde que le coiffeur chauve, et probablement que le videur de bassine. J'ai avancé timidement pour voir si le mirage ne se dissipait pas, comme sur ces cartes postales pour enfants dont l'image se modifie lorsqu'on les bouge un peu. Non. Ils étaient toujours là. Neuf personnes abasourdies, qui avaient pris possession de mon appartement. Inexplicable. Et inquiétant. Je les connaissais tous.
Je me suis retourné: dans l'embrasure de la porte, Pollux Lesiak me regardait avec une petite moue sympathique qui semblait dire «Je sais ce que tu ressens. Et moi non plus, je ne comprends pas ce qu'ils fabriquent ici. Mais je devine l'état dans lequel tu te trouves actuellement, Halvard». À ce moment-là, rien sur terre ni au ciel ne pouvait me réconforter davantage que cette petite moue. Je crois que je ne me suis jamais senti aussi proche de quelqu'un, que je n'ai jamais eu à ce point la sensation de faire équipe avec quelqu'un dans le combat de la vie moderne. J'ai aussitôt pris la décision de l'épouser plus tard, et j'ai de nouveau fait face à l'occupant. Si seulement nous avions pensé à emporter son tabouret.
Je me serais mis à tournoyer dans la pièce en brandissant le tabouret à bout de bras pour les détruire tous dans un grand fracas magnifique d'os brisés et de chairs éclatées.
Mais non.
J'y ai pensé fort, j'ai essayé de les dissoudre, mais non. Ils étaient toujours là. En pleine nuit. Atterrés par ma présence. Muets. La fenêtre cassée. L'un d'eux s'est levé du canapé sans un mot, Laurent. Debout, avec l'air du type qui va bondir sur moi en hurlant un truc religieux, pour me planter un poignard dans le ventre. Bon, c'était ça, la quatrième dimension? Dans ces situations-là, en règle générale, la marche à suivre est simple: il faut réunir ses esprits au plus vite et analyser la situation.