– Oui, Pollux Lesiak, s'il vous plaît.
– Qui?
– Pollux Lesiak, pour Harvard Sanz.
– Désolé, monsieur, vous avez dû vous tromper de numéro. Cette personne ne fait pas partie de notre service.
Elle travaillait peut-être dans une annexe. Elle avait peut-être déjà démissionné. Elle m'avait peut-être raconté des mensonges. Après une semaine d'enquête, j'ai abandonné. Au fond de moi, je ressentais toute l'horreur, toute la misère du mot «bredouille».
J'espérais qu'elle allait revenir frapper un jour à ma porte, mais c'était uniquement pour opposer quelque chose au vide. Je n'y croyais pas. À la vue de tous ces zouaves lourdauds qui m'attendaient chez moi, elle avait fort bien pu penser que je faisais partie de leur équipe (après tout elle ne me connaissait pas, n'avait pas eu l'occasion de découvrir les mille facettes fascinantes qui composaient mon personnage). Et à la vue de Cécile m'enveloppant d'amour ivre, elle avait fort bien pu décider de neutraliser (sans doute au prix d'efforts surhumains) l'ardent désir qui la poussait instinctivement vers moi (peut-être n'avait-elle pas les mêmes théories que moi sur la bagarre sentimentale, sur le barbotage de fiancé à la rivale, peut-être Pollux Lesiak était-elle une fille très sport). En tout cas, elle ne reviendrait pas d'elle-même. Elle laissait faire en confiance, j'en étais sûr. Conime moi. A cette époque, je m’en remettais encore à la vie. C'est d'ailleurs pourquoi je ne m'affolais pas trop, en dépit de l'aspect critique de la situation. Car j'utilisais depuis mon plus jeune âge la technique dite «de la petite souris». Très impressionné marmot par ses résultats stupéfiants, je continuais à faire confiance à ce système. Il me semblait que, dans n'importe quelle situation, il suffisait de laisser le problème se reposer sous l'oreiller, sans s'en soucier le moins du monde, pour qu'en une nuit la dent se transforme en pièce de cinq francs (avec l'âge, la magie met souvent bien plus d'une nuit à opérer – mais avec l'âge on apprend également à se montrer un peu plus patient). Jusqu'à présent, cette méthode m'avait toujours parfaitement réussi. Quand je n'avais plus de boulot, par exemple, il suffisait que je ne m'en occupe pas, et quelque temps plus tard, au moment précis où j'allais dépenser mon dernier franc, une lettre dans la boîte me proposait d'écrire un papier sur les sèche-linge pour un journal d'entreprise ou de travailler quelques semaines dans un bar. Et même si ces jours-ci certaines valeurs et techniques auxquelles je croyais vacillaient sur l'étagère de la certitude, il ne fallait pas les remettre toutes en question. Il suffirait que je ne cherche pas Pollux Lesiak pour la trouver un matin dans mon lit, ou presque.
De toute façon, et je le savais depuis longtemps (ce n'est pas cette fois une croyance personnelle, c'est l'un de ces impénétrables axiomes inscrits dans les tables de fonctionnement du monde, comme la loi des séries ou la vitesse constante de la lumière), on croise toujours deux fois les gens qui nous intéressent. La vie nous donne une deuxième chance, par gentillesse ou charité, ou parce que ça l'arrange. C'est alors à nous de ne pas commettre de boulette, de ne pas louper cette deuxième occasion, car nous n'en aurons plus d'autre (il ne faut pas demander la lune). Il reste à espérer que lorsque nous serons mis de nouveau en présence de la personne (par exemple: tous les deux dans le même wagon de métro), nous ne serons pas en train de lire un roman captivant ou de discuter à bâtons rompus avec quelqu'un, car alors nous passerons le reste de notre vie à nous demander si elle va se décider à venir un jour, cette deuxième rencontre, oui ou non? C'est pourquoi, quand nous avons manqué la première chance, ensuite nous devons bien faire gaffe. (Il faut que nous fassions notre part d'efforts, que nous nous secouions (tiens, c'est curieux, ce mot), la vie n'a rien à voir avec Jésus-Christ et la bienveillance sans bornes.)
Finalement, j'étais donc tout à fait serein de ce côté-là: pour peu que j'ouvre l'œil, je reverrais Pollux Lesiak. Un jour ou l'autre.
De l'autre côté, le monde commençait depuis peu à montrer des signes de mauvaise volonté à mon égard. Tout cela était très nouveau pour moi, je débarquais (sur le terrain de l'autour hostile). (Pour la première fois peut-être, je faisais nettement la distinction entre mon entourage et moi-même, je m'apercevais avec dépit que ce n'était pas la même chose: si quelque chose autour me gênait (raisonnais-je finement), c'est que quelque chose de différent existait autour, et qu'il allait donc falloir faire avec. (La plupart des gens entrevoient cela dès l'âge de deux ou trois ans.) Mais faire avec, faire avec, c'est facile à dire (c'est même assez beau, c'est humble, c'est humain, c'est tempéré, poétique – faire avec). N'importe qui peut essayer de mettre ça en pratique, de passer sa vie à prendre des coups dans la poire, à se faire sans cesse projeter au sol par les béliers hargneux de l'entourage et à se relever en se répétant «C'est bon, c'est bon, je fais avec, pas de problème», mais ça ne me tentait pas trop.)
Avec un coiffeur et la police, passe encore. Oui, il reste beaucoup de place à côté, j'avais mis au point une méthode simple en sortant du commissariat, j'aurais pu faire avec. Même avec les truands de seconde zone, genre Hannibal, et les radiateurs électriques. Passe encore, bon. Mais si on y ajoute les ulcérés qui lancent des bassines de leur fenêtre (il y en a certainement plus qu'on ne pense), les connaissances qui ne sont pas de véritables amis, les pompiers (non, pas les pompiers, c'est un beau métier, pompier), les répondeurs téléphoniques et les fiancées qui reçoivent malencontreusement un bol dans la figure… Pour continuer ma petite route paisible en évitant tout cela, il allait falloir que je louvoie comme un serpent.
C'était techniquement impossible. À moins de m'enfermer chez moi ou de m'enfuir sur une île déserte. Et je n'avais pas la moindre envie d'aller vivre sur une île déserte, tout seul, oublié de tous, sans rien à faire pour m'occuper, non merci.
27
Sur le tard, je venais de comprendre que les pompiers qui cassent votre fenêtre par erreur et les bols qui vous échappent des mains, c'est la vie – ce qui dérape. C'est ainsi que se déroule une existence humaine, d'erreurs en tuiles. La femme de votre vie disparaît de votre univers comme une bulle de savon, avant même que vous n'ayez eu le temps de lui effleurer la main, quoi de plus naturel? Je venais de rentrer dans le rang et passerais sans doute le restant de mes jours à jouer de malchance, comme tout le monde.
28
Un peu refroidi, j'ai donc décidé de rester un moment à l'abri. Durant trois semaines, je suis resté chez moi avec Caracas. J'ai pensé que c'était une bonne occasion pour gagner de l'argent et j'ai demandé à Marthe Hermel, la directrice du service traduction de la maison d'édition pour laquelle je travaillais, si elle n'avait pas un roman court à me donner pour mettre à profit ces journées oisives et sûres. Femme épatante (le génie de la vie, Marthe), elle a compris tout de suite, a approuvé ma décision de me tapir trois semaines pour m'habituer à ma nouvelle condition d'être humain vulnérable, et m’a rappelé un quart d'heure plus tard pour m'annoncer qu'elle m'avait trouvé un petit livre à traduire.
J'aimais beaucoup Marthe. C'est l'une des personnes que j'ai pu fréquenter pendant ces trois semaines de protection. Il fallait sortir, mais prudemment: je n'ai donc vu ou entendu que les gens que j'aimais sans crainte (ceux qui n'attendaient rien de moi) – Marthe, ma sœur Pascale, mes parents, et bien sûr Catherine.