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MES AMIS

(PARENTHÈSE DE BIEN-ÊTRE)

Je suis allé dîner deux fois chez Marthe en lui demandant de n'inviter personne, elle m'a fait son saumon à l'unilatérale, la seconde fois du canard, elle me racontait ce qu'elle appelait ses marécages (Marthe avait toujours des aventures explosives avec les hommes, de joyeux petits Viêt-nam amoureux, torrides et meurtriers, ces histoires où l'on se bat dans la mélasse enivrante – dont elle sortait fourbue, harassée mais heureuse («C'est de la bonne fatigue»)), on parlait toute la nuit, de travail, d'amour et de chats (le sien s'appelait Louis), elle ouvrait des bouteilles de bordeaux sombre et lourd qui réconforte, merci Marthe génie de la vie, elle me montrait de vieilles photos de famille, les années cinquante, sa si jolie tante en robe légère dans un jardin, élégante et jeune et fragile, morte jeune, on se prenait aussi en photo pour laisser de petites traces dans l'histoire du monde, elle me disait de ne pas m'en faire et de me lancer gaiement à l'assaut de l'ennemi.

J'ai dîné trois fois avec ma sœur, dont une chez elle. Je lui ai raconté la suite de notre rencontre avec le bouillant Hannibal, elle m'a parlé de ses amours: de longues passions, toujours. Elle tombait raide amoureuse, changeait d’appartement pour emménager avec son fiancé, plongeait dans la vie conjugale, projets de mariage et d’enfants, plus rien ne l'arrêtait, laissez-moi passer je fonce vers le bonheur domestique, – et tout à coup boum elle en rencontrait un autre par hasard et, juste le temps de toussoter et de jeter un coup d'œil derrière elle, elle se lançait avec lui sur la nouvelle route de l'amour éternel, c'est rien je m'étais trompée dans mes calculs. Cette fois, elle venait de s'unir à un acteur marseillais. En tant que frère aîné, qui doit faire profiter sa petite sœur de son expérience de la vie, je lui ai dit «Méfie-toi des Marseillais». Mais elle m'a répondu du tac au tac qu'Hannibal était la brebis galeuse, et ce Marc Parquet celui que les dieux avaient posé sur terre pour elle, il ne fallait pas perdre de temps pour officialiser les choses, son instinct maintenant bien rodé ne pouvait plus la tromper. À cette époque, Pascale était un peu frappée. Elle parlait à la lune, se faisait tatouer des petites souris sur les chevilles (quatre sur chaque), voyait des âmes volantes partout, s'était acheté en guise d'animal domestique un bernard-l'ermite qui s'appelait Ramôn (et vivait en liberté dans son appartement comme un chat minuscule), elle chantait pendant des heures allongée par terre et ne mangeait quasiment que des graines et des algues. Elle était hôtesse de l'air.

Je suis allé passer un week-end chez mes parents, qui habitaient encore Morsang-sur-Orge. Pile ce qu'il me fallait, trois jours de paix confortable, trois jours comme un bain chaud. Mes parents étaient deux planètes sereines et sûres au-dessus du monde, qui comprenaient ou devinaient tout, qui pardonnaient tout, qui ne se vexaient jamais, ne s'énervaient jamais, deux entités rayonnantes qui avaient toujours exactement les mots, les gestes, les regards justes. J'étais heureux de les voir, comme une voiture qui fume est heureuse de voir le garagiste savant.

Catherine, qui habitait Lille, m'a téléphoné plusieurs fois. Elle ne pouvait pas venir, elle travaillait à l'Opéra. Elle m'appelait la nuit après le spectacle, de longues heures, elle me racontait des anecdotes et des bêtises, ou bien des choses pour me calmer, pour me sortir de ma glu. Mon remède, Catherine. Je ne peux pas parler d'elle, pas plus que le blanc ne peut parler du jaune une fois que l'œuf est battu.

J'ai passé trois semaines de douceur et de quiétude, avec mes cinq alliés, à l'abri de tout le reste dehors sauvage. J'aurais bien continué longtemps ainsi, mais ce n'était pas possible. D'abord parce qu'il faut voir du pays, des personnes, des choses – même si l'on trouve des menaces et du danger à chaque coin de rue, tant pis, on ne peut résister à l'attrait de l'extérieur inconnu (de toute façon, ça ne doit pas être si redoutable, des tas de gens vivent là, autour, partout, et s'y promènent – il doit bien y exister un moyen de rester en vie). Et si dans le monde et les choses je parvenais à retomber sur Pollux Lesiak, ça valait le coup d'aller jouer les kamikazes. Car au cours de mes trajets vers les maisons amies, Marthe, Pascale, mes parents, je ne l'avais pas retrouvée. Eh non. J'avais bien regardé, pourtant, sachant qu'Oscar pouvait me l'envoyer à tout moment. Je ne lisais jamais dans le métro ni jamais ne bavardais à bâtons rompus avec qui que ce soit. Même sur le chemin qui mène de la gare de Savigny à Morsang, à vingt-cinq kilomètres de Paris, j'ouvrais l'œil (et le bon). J'avais trente mille fois moins de chances de rencontrer Pollux Lesiak à Morsang qu'à Paris, bon, mais le hasard se fout bien des probabilités. Pourtant, rien, non. Sur la fin, j'ai même essayé une technique assez subtile: je marchais en regardant mes chaussures, afin de percuter le plus de gens possible. Car je sentais bien qu'il ne fallait pas que je la cherche. Ce serait plutôt du genre paf, excusez-moi je… oh, Pollux Lesiak, si je m'attendais! La deuxième fois que je suis allé chez Marthe, par exemple, j'ai parcouru le kilomètre et demi qui séparait nos deux appartements en fixant mes pieds (avec la traversée des Halles, grouillantes, je multipliais considérablement mes chances de choc frontal). Je me suis cogné contre des tas de personnes et me suis chaque fois excusé en relevant lentement la tête, prêt à m'exclamer «Oh!» d'un air stupéfait, mais non, je n'ai heurté que de parfaits inconnus. Que je semblais agacer, d'ailleurs.

Alors j'ai décidé de sortir, de revenir au monde. Trois semaines sur l'aire de repos auprès de ces personnes que j'aimais m'avaient remis d'aplomb. Je me sentais requinqué, hors de la couveuse et pimpant, plein de fougue et de courage, il fallait y aller. Et curieusement, j'en avais envie. L'instinct de mort, ça doit s'appeler. Qui pousse les gens à se surpasser, à défier sagesse et raison, à prendre des risques inconsidérés – faire un pas dehors, par exemple.

29

J'ai eu l'idée de commencer par les faibles. Je sais bien que cela ne signifie pas grand-chose, que les plus petits et les plus fragiles peuvent vous envoyer des torgnoles comme les autres, mais je me disais qu'à tout prendre, puisqu'il fallait retourner dans la forêt, mieux valait emprunter les chemins fréquentés par les malheureux, les chétifs, les vulnérables, plutôt que d'approcher directement les gros costauds dangereux qui vous tombent dessus du haut des arbres.

Une fois à l'intérieur, je verrais bien.

Je me suis glissé dans mes grosses chaussures, j'ai enfilé mon manteau, pris mon sac matelot en bandoulière et me suis engagé timidement sur le trottoir avec la ferme intention de ne m'adresser dans un premier temps qu'aux faibles. D'abord le coiffeur, tiens, histoire de conjurer le sort et de repartir sur de bonnes bases.

J'allais passer devant sa boutique, voilà ce que j'allais faire, j'allais lancer un œil nucléaire à l'intérieur pour lui laisser entendre que je n'étais peut-être pas un agneau pacifique et qu'il pourrait lui en cuire de m'avoir joué ce sale tour avec les flics, je m'arrêterais même un moment devant la vitrine sans le lâcher du regard. Et je me masserais le menton, pour le glacer d'épouvanté. Gros, vieux, fébrile, mentalement instable, l'ennemi idéal, à terrasser d'un battement de cils: parfait pour se faire la main, pour entrer dans la partie. Je lui foutrais la trouille de sa vie, à cette blatte. À nous deux, vieil homme.

Cinquante mètres avant son salon de coiffure, j'ai commencé à travailler une mine patibulaire pour bien entrer dans la peau du personnage, pour ne pas avoir l'air d'un débutant ou d'un plaisantin, pour y croire moi-même: front buté, sourcils légèrement froncés, paupières à peine tombantes, prunelles très denses, noires et glacées, mâchoires de granit, lèvres serrées, narines un peu dilatées (un rien, à peine visible, il fallait que ce soit crédible – si j'apparaissais derrière sa vitre en montrant les dents, les narines largement ouvertes et les mains en position d'étranglement, il n'y croirait pas une seconde). J'ai remué un peu la tête pour me décontracter la nuque. J'allais me régaler. Dix mètres avant le salon, j'ai ralenti. Le pas de celui qui va remplir son contrat – un pas lourd, implacable. Le type qui ne rigole pas avec le boulot: lentement, sans rien laisser au hasard. La brute. Halvard Sanz.