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À cet instant, je me suis aperçu de profil dans le miroir d'une boucherie, et je dois reconnaître que ce rôle de brute que rien n'arrêtera ne m'allait pas à merveille. Les quartiers de viande suspendus aux crochets paraissaient plus inquiétants que moi – et de loin. Mais c'est peut-être parce que je me connaissais. Un œil moins familier se laisserait sans doute abuser. L'odeur qui sortait de la boucherie m'a redonné confiance en moi, fureur aux tripes, et je me suis présenté devant la vitrine du coiffeur. Marche lentement, Halv. La paupière, la paupière, un peu plus tombante. Bien. Tu as la fureur aux tripes. Tu n’as absolument rien à voir avec un agneau pacifique.

J'ai plongé mon regard à l'intérieur comme un trait de feu dans une grange à foin. Il était seul. Parfait. Assis grisâtre et misérable sur son fauteuil de coiffeur. Pitoyable. Il m'a repéré tout de suite – il n'avait que ça à faire, le pauvre, regarder dehors en attendant l'improbable client. Marche plus lentement, Halv. Foudroie-moi ce moins que rien. Son visage a changé de couleur, une lueur folle est apparue au fond de ses yeux, reflet tremblotant des pensées qui se bousculaient sous son crâne (et dont la nature ne faisait aucun doute pour moi; «Bon Dieu, se disait-il, cette mâchoire de granit, ces narines un peu dilatées… Il vient me régler mon compte!»). Mets la gomme, Halvard. Tu es la brute et lui la blatte. La fourmi, lui. Toi, le taureau.

Il était tétanisé. J'ai donc pensé que je pouvais me permettre de m'arrêter un instant et de lui faire face. Je voulais qu'il sente que la vitre qui nous séparait ne constituait qu'une membrane fragile entre nous, un dernier rempart dérisoire. La bouche entrouverte, les yeux écarquillés, il regrettait à présent jusqu'au cœur de sa triste moelle d'avoir voulu me causer du tort.

Alors que je m'apprêtais à me masser le menton comme dans mes rêves les plus fous, il s'est levé. Quoi? Je vais me masser le menton, il va se rasseoir vite fait. C'est à cet instant que je me suis rendu compte de ma méprise: ce qui brillait si vivement au fond de ses yeux n'était pas de la terreur mais de la colère. Ce vieux trou du cul n'était rongé ni par le remords ni par la crainte, il n'était pas en train de prier le ciel pour que j'épargne au moins les doigts d'or qui lui permettaient d'exercer son art – brisez-moi les côtes et les genoux si vous voulez, taureau, mais ne touchez pas à mes mains, je vous en supplie - non, il se disait: «Revoilà enfin ce morveux qui a volé ma chaîne, je vais pouvoir me faire justice moi-même, puisque la police ne sert plus à rien de nos jours.» Il s'est approché d'un pas lourd, implacable, la brute, et m'a défié derrière la porte vitrée.

Il ne comprend même pas que je suis en droit de me venger. Borné comme mille mules, il continue à me foncer dessus. Alors que non seulement je suis innocent et lui coupable (envers moi), mais en plus je suis jeune, pas trop frêle, patibulaire j'espère, et lui petit, vieux et faible. Le monde à l'envers, comme on dit. Ou sans doute le monde à l'endroit, malheureusement.

NE CHERCHEZ PAS À VOUS VENGER,

ÇA NE DONNE RIEN

Ah, nom d'un chien. Comment ce type avait-il pu deviner que j'étais un agneau pacifique? Il m'arrivait pas mal de déboires, d'accord, mais j'avais l'air si piteux que ça? Ma revanche tombait à l'eau. Alors j'ai finalement décidé de ne pas me masser le menton – ça ne rimait plus à rien – et avant qu'il n'ouvre la porte et ne me force à engager un pugilat dont les conséquences pourraient s'avérer pénibles (physiquement pour lui – car je suis sûr que si je voulais, si un jour j'allais puiser un peu dans mes réserves musculaires et nerveuses (ce que je n'ai jamais songé à faire), je pourrais me montrer redoutable – et tout le reste pour moi (nouvelle plainte au commissariat, confirmations des doutes de mes ennemis, amère déception de Biscadou)), j'ai simplement tourné la tête et continué mon petit chemin sur le trottoir – du même pas de malabar qu'en arrivant, pour ne pas me ridiculiser quand même.

Après tout, je n'avais aucune raison de rester, je n'étais pas venu pour me battre. J'étais simplement venu pour l'effrayer.

Mieux valait tirer un trait sur ces sombres événements – je ne te connais plus, coiffeur, tu peux dormir tranquille – et repartir de zéro vers un monde meilleur en pardonnant à ceux qui nous ont offensé.

30

Malgré ce premier échec auprès d'un faible, j'ai décidé de conserver la même tactique: doucement. Ne pas y aller à l'aveuglette, à la laissez-passer-l'artiste. J'avais buté contre le premier faible, mais il ne fallait pas généraliser. Il s'agissait d'un faible que j'avais essayé d'apeurer, il semblait à peu près normal qu'il ait voulu se rebiffer. Le tout était de ne pas les attaquer, de ne pas les brusquer. Ce qu'il faut, si l'on veut se faire bien voir des faibles, c'est les aider. Leur porter secours. Alors, faibles et reconnaissants, ils ne peuvent plus nous faire le moindre mal.

Une nuit, en revenant de chez Marthe à pied (plus de métro, et je préférais marcher malgré le grand froid tremblogène plutôt que de me retrouver seul dans une voiture avec un chauffeur de taxi – en ces temps de crise, j'avais toutes les chances de m'asseoir derrière un forcené suicidaire ou un crampon chaleureux qui m'emmènerait de force taper le carton dans un coupe-gorge polonais devant un godet de schnaps artisanal (un seul emmerdeur ou un seul malade qui sillonne Paris cette nuit-là, et à tous les coups c'est pile pour ma pomme): méfiance est sœur de prudence, donc tante de sûreté, et j'étais prêt à me fendre d'un ou deux kilomètres de marche pour ne pas retomber tout de suite dans le malheur (je pouvais toujours craindre de me faire malmener au coin d'une rue par un gang de zoulous désœuvrés, mais à ce compte-là on ne met plus le nez dehors – et JE VOULAIS SORTIR)), j'ai rencontré une jeune femme à quelques mètres de chez moi.

Cette pauvre fille grelottait en sweat-shirt et en jupe devant la grille du métro. L'oisillon tombé du nid, très bonne image. L'oisillon meurtri, assommé, secoué de spasmes et nu comme le ver qu'il n'a pas mangé depuis la veille: elle claquait des dents, plissait douloureusement les yeux, se serrait dans ses propres bras, transie, chétive, apeurée, très moche.

Comme faible, on ne pouvait pas mieux faire. La princesse des massacrés. Peau-d'Âne, Cendrillon, Cosette, la petite fille aux allumettes: des veinardes, à côté d'elle. La vie me souriait enfin, en mettant sur ma route celle qui me permettrait de suivre mon plan de marche à la lettre. D'autant que cette apparition me rappelait celle de Pollux Lesiak un mois plus tôt, seule aussi, debout aussi, transie aussi – ça ne pouvait être que de bon augure (même si la comparaison s'arrêtait là: d'une part parce qu'il m'était absolument impossible de me cogner contre elle de manière naturelle, il aurait fallu que je lui fonce droit dessus, que je la tamponne en plein poitrail (pour aller nulle part, vers le métro fermé), elle m'aurait pris pour un homme très agressif; d'autre part parce que je n'avais pas envie de me cogner contre elle pour pouvoir ensuite engager une conversation badine et pleine de sous-entendus qui nous mènerait jusqu'à la conclusion glorieuse, puisque je la trouvais fort moche. (De toute façon, je ne voyais plus les filles, même fort belles, depuis cette heure passée avec Pollux Lesiak)).