Soudain, l'incident bête. Caracas, qui s'était tenue à distance raisonnable depuis le début, rapport aux histoires de péril mortel, s'est soudain approchée du monstre. Je ne sais pas ce qui lui est passé par le crâne. Sentant que je reprenais le dessus, elle a peut-être décidé d'aller l'humilier pour montrer qu'elle était avec moi et qu'on allait voir qui étaient les chefs ici; ou bien, surmontant ses dernières craintes, elle a voulu l'étudier d'un peu plus près, se faire une idée précise du phénomène, en chat scientifique. Elle a louvoyé vers le lit et posé ses pattes avant sur le genou du monstre pour tendre le cou et lui flairer le pif. Caracas, je t'aime et je t'admire, mais il te manque une case.
– Va te faire foutre, toi! a beuglé le monstre.
Et là-dessus, il lui a envoyé un coup de poing dans la tête. Et là-dessus, moi, j'ai perdu les pédales et me suis jeté sur le monstre. Au diable mes plans de guerre froide, j'entre dans la famille des gens normaux et je le mets dehors comme une vieille chaussette. C'était plus fort que moi, de toute façon, je ne crois pas qu'une seule pensée m'ait traversé l'esprit pendant que je lui fonçais dessus (lorsque j'essaie de revivre la scène, je me vois effectuer un bond de plusieurs mètres en l'air, du fauteuil au lit, les bras écartés). Et tandis que Caracas filait se tapir, épouvantée, sous la table, j'ai empoigné le monstre à deux mains et tenté de le tirer vers la porte. Mais il ne s’est pas laissé faire, évidemment, et une âpre lutte s'est engagée. Abominable. Moi-même, j'avais du mal à le croire. (Mais plus rien ne comptait que la rage: en essayant de toutes mes forces de le traîner hors de la pièce, je me répétais sans cesse la même phrase superbe: «Ah tu as touché à mon chat! Ah tu as touché à mon chat!») Au début, il ne faisait que se retenir à la couette, au lit, à la moquette, mais constatant que je parvenais malgré tout à le tirer vers la porte, il a changé de méthode: il est passé à son tour à l'attaque. Hurlant, braillant, vociférant, il s'est mis à me griffer, à me mordre les mains et les bras, à donner de furieux coups de pied et de poing dans tous les sens. Comme vieille chaussette, elle était encore vivace. Ils étaient plusieurs, il me fallait traîner hors de chez moi tout un groupe de déments. Abominable. Je ne peux repenser à ces instants irréels sans avoir envie de rire ou de vomir. Je progressais centimètre par centimètre sur la moquette – l’animal épileptique, à deux corps, qui rampe – en acceptant de prendre les coups comme ils venaient. Elle ne m'épargnait ni les insultes ni les critiques les plus vives, mais je ne comprenais pas la moitié de ce qu'elle criait. Abominable, on ne peut pas mieux dire.
Tout près du but, j'ai malheureusement dû relâcher mon effort pour ouvrir la porte d'une main, faiblesse qu'il a mise à profit pour revenir d'un mètre ou deux vers l'intérieur – certainement habitué à ce genre de situation, il connaissait toutes les ficelles. Mais la vue du palier a décuplé mes forces et, en une ultime et foudroyante explosion de fureur, je l'ai lancé dehors – j'ai même dû lui faire mal.
J'ai claqué la porte et m'y suis adossé (j'ai remarqué que je faisais comme dans les films, mais je ne me voyais pas repartir tout de suite d'un pas léger et me mettre à ranger la pièce en sifflotant). J'ai entendu un bruit sourd, comme s'il venait de se laisser tomber sur le paillasson, puis il a recommencé à hurler.
– Espèce d'enculé! Ordure! T'avais dit cinq heures et demie! Il est pas cinq heures et demie, enculé!
Toujours sous la table, Caracas semblait atterrée par la violence et l'ingratitude du monde. J'ai regardé autour de moi, je laverais un autre jour, j'ai ramassé la couette qui traînait et me suis couché très fatigué. À quelques mètres, le monstre gueulait toujours. C'est le type qui tape sur ses femmes, ont dû penser les voisins en sueur sous leurs draps. Tant pis. Je n'avais pas trop envie d'ouvrir la porte pour lui demander de se taire, pas trop envie non plus d'appeler la police. Au pire, si cela durait, Cissé Sikhouna sortirait pour l'assommer. J'ai éteint la lumière et fermé les yeux. Quand je me suis endormi, le monstre gueulait toujours. Quand je me suis endormi, quand j'ai quitté le monde, je n'avais qu'une image en tête, une image de douceur et de clarté légère. Pollux Lesiak. Pollux.
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Que faire? Le lendemain matin, j'ai réfléchi. Sombrer dans l'alcool? Aller me réfugier chez Catherine? M'enfuir dans le vaste monde, vers les millions d'étrangers indifférents?
Aller me réfugier chez Catherine semblait a priori la solution la moins risquée, mais Catherine venait de rencontrer un homme qui s'appelait Arnaud, dont elle nie disait le plus grand bien mais que je ne connaissais pas encore, et qui habitait provisoirement chez elle: le désespéré trouillon qui vient se glisser tout tremblant dans le lit du couple, je préférais essayer d'éviter (mais si je ne réussissais pas à sombrer dans l'alcool, par exemple, je savais que Catherine et son fiancé m'accueilleraient avec plaisir et que je trouverais là-bas le réconfort nécessaire (en échange, je me ferais tout petit et je leur rendrais de menus services: vaisselle, promenades du chien Varta, café au lit le matin)). Il y avait bien une autre issue: retrouver Pollux Lesiak et vivre avec elle une passion hors du commun qui relègue tout le reste au second plan (car oui, je savais que si je parvenais à vivre une passion hors du commun avec Pollux Lesiak, des spécialistes pourraient passer leurs journées à asperger mon appartement de soupe corrosive, des déséquilibrés pourraient me gifler en pleine rue ou me dérober sans vergogne tout ce que je possède sur terre, je ne m'en apercevrais même pas), mais même en continuant à croire dur comme fer à ces âneries de seconde rencontre obligatoire (et en espérant dur comme fer que je ne l'avais pas loupée par étourderie), il fallait que je pense dur comme fer à autre chose pour ne pas me rendre compte que le grand mécanisme bordélique autour était parfaitement étudié pour que Pollux s'y fonde et s'y perde, et que je n'avais pas l'ombre d'une chance de la retrouver.
34
J'ai donc sombré dans l'alcool dès le lendemain du passage du monstre. Je suis descendu acheter une bouteille de Cutty Sark en fin d'après-midi et j'en ai sifflé les trois quarts sur mon fidèle fauteuil, à petites gorgées distraites, au goulot (à la manière du privé qui n'a pas reçu un coup de téléphone depuis deux mois mais n'en fait pas tout un drame, car il sait depuis longtemps que la vie est une foutue bon Dieu de saloperie et qu'il n'y a pas de quoi se torturer pour ça tant qu'on trouve du scotch à bon prix chez le vieux Sam et des filles pas compliquées chez Gloria – mais il ne sait pas, en revanche, que l'éblouissante Suzan Ellis (la femme de Thomas T. Ellis, l'avocat des stars) va sonner à sa porte dans quelques secondes et poser doucement un rouleau de dix mille dollars sur son bureau, à titre d'acompte). (Eh oui, qui me disait qu'elle n'allait pas sonner à ma porte dans quelques secondes et poser doucement ses lèvres sur les miennes, à titre d'acompte? – pas Suzan Ellis, hein.) (Non, même après un quart de la bouteille, foutue guigne et sale destin, je savais que je t'avais perdue à tout jamais, Polly.) Mais ça allait, je me sentais de mieux en mieux, je retrouvais mon assurance et mon amour de la vie, je souriais presque.