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FUYEZ TOUJOURS À LA PREMIÈRE ALERTE

Ils se sont rués vers moi comme deux bouledogues. Je n'avais rien fait de mal, pourtant, je le répète.

4

Sûr de mon innocence, je n'ai pas bougé ni bronché lorsque le mâle m'a percuté en plein poitrail d'un coup d'épaule, comme on enfonce une porte, ce qui m'a projeté fort contre une voiture (pas bronché, c'est exagéré – j'ai tout de même dû pousser un râle, je suppose). Pendant que la… femme (je n'arrive pas à m'y faire) se tenait prête à m'estourbir d'un coup de plâtre à la moindre protestation, il m'a empoigné par les cheveux.

– ALLEZ-Y! ALLEZ-Y! hurlait le vieillard cruel. Ils y allaient, ils y allaient. Grâce à la bonne prise qu'il avait en ma chevelure, l'homme a pu me faire pivoter et me frapper la tête sur le toit de la voiture – jaune. J'ai vu quelques étoiles, mais je commençais à bien assimiler ces sensations nouvelles. Derrière moi, j'ai entendu une sorte de cliquetis métallique, facile à reconnaître quand on l'a dans le dos: il venait d'ouvrir un cran d'arrêt.

J'ai pensé qu'il était grand temps de me débattre. Mais alors, j'ai vu avec horreur le fourbe «grand temps de» se métamorphoser en «trop tard pour». Mes reins se sont contractés comme deux petits animaux terrorisés. Par avance, j'ai senti la douleur aiguë du fer qui les déchire. Il me restait environ quatre secondes à vivre.

Durant ces quatre secondes, une scène de ma vie m'est revenue à l'esprit – une scène que j'avais oubliée, sans importance ni valeur sentimentale, rien.

Sept ou huit ans plus tôt, dans le studio que j'habitais à l'époque, je suis couché sur mon matelas posé par terre, sur le ventre, et je mange à la cuillère de la purée Mousseline au gruyère, à même la casserole. Le jour se lève derrière la petite fenêtre, sur ma droite. À côté de moi dort une fille dont je ne me souviens ni du nom ni du visage. Je vois seulement, là près de moi dans le lit, ses cheveux roux défaits. Je mange lentement et me dis que cette purée est délicieuse, que c'est un bon moment, le jour qui se lève, pâle, la nourriture chaude et molle, les cheveux roux de la fille, le jour qui se lève doucement, la fille qui dort, ma casserole.

Plaqué sur cette voiture jaune, cette scène m'est apparue comme l'illustration parfaite du bonheur terrestre. Manger de la purée dans une casserole au lever du jour, avant de dormir, allongé près d'une fille, ses cheveux, la fenêtre. Que demander de plus? Elle s'appelait Pimpette, tiens – son surnom, en tout cas. Par malheur, c'est deux secondes avant de mourir (car le temps passe, l'air de rien) que je saisissais pour la première fois, de manière secrète et lumineuse contre le toit de cette voiture, le plaisir qu'on peut prendre à vivre.

Cela m'a mis dans une telle colère que j'aurais pu soulever la voiture jaune et la balancer derrière moi sur le crâne de mon assassin pour l'empêcher de me prendre la vie, s'il m'en avait laissé le temps. Mais il m'a tiré les deux bras en arrière et clac m'a passé des menottes.

J'aurais aimé le prendre dans mes bras, cet homme (mais ce n'était pas possible). Je me sentais attaché, je me sentais prisonnier, donc en vie.

Un voisin qui avait sans doute observé la scène de sa fenêtre est arrivé en courant à ce moment-là, affolé par la violence de mon arrestation.

– Mais enfin, laissez-le, je le connais! Ce n'est pas un voyou, il n'a rien fait, laissez-le!

La femme l'a écarté du bras, assez fermement pour qu'il comprenne qu'on ne lui avait pas demandé son avis sur l'affaire. Comme il continuait à crier à l'erreur judiciaire, je lui ai adressé le regard de celui qui ne comprend pas grand-chose non plus mais qui reste serein malgré tout, car il sait que le bout du tunnel est proche. Je ne voulais pas l'affoler.

Tout à mon euphorie de sursitaire, je ne songeais pas à trouver vraiment anormal qu'on m'arrête. Il me semblait même qu'enfin les choses rentraient dans l'ordre. J'avais bien, confusément au fond de la conscience, une petite sensation d'injustice, mais ce qui colorait globalement mon humeur, c'était un sentiment de confortable sécurité, de paix: j'étais aux mains de la police, sur des rails solides et rassurants, et le péril mortel se transformait soudain en malentendu comique, qui serait balayé en quelques mots.

Aussi, installé à l'arrière de la voiture (le blond a pris le volant et la blonde s'est assise à côté de moi; elle me semblait à présent plus sympathique, ce bras noble et valeureux avait sans doute été sacrifié pour sauver la vie d'un veuf ou d'une orpheline – et je n'étais pas mécontent de ne pas me retrouver derrière avec le vieux faux témoin hystérique), j'ai annoncé en souriant, ravi par avance de l'effet qu'allaient produire mes révélations et déjà prêt à leur pardonner, car ils ne pouvaient pas savoir, après tout, ils ne faisaient que leur boulot:

– Je crois que vous commettez une petite erreur. Je ne suis pour rien dans ce qui est arrivé à ce brave monsieur, l'émotion a dû lui troubler un peu l'esprit. J'ai essayé de le défendre, au contraire. Mais vous ne pouviez pas savoir, bien sûr. Vous faites votre boulot, après tout. Eh oui. Voilà. Bien sûr. On ne peut pas vous en vouloir. Hein?

– Ta gueule!

Quand la femme sympathique m'a interrompu de la sorte, en m'envoyant dans les côtes son bras noble et valeureux, j'ai compris que, pour que la lumière soit faite, il allait falloir que j'attende d'être au commissariat, que je m'adresse à leurs supérieurs, hommes de dialogue et d'esprit – car visiblement, ces deux employés de base n'avaient pas été formés pour comprendre. Les grades ne sont pas faits pour les chiens. C'était la première fois de ma vie que j'avais affaire à la police.

5

Chacun me tenant par un coude, les deux as de la capture m'ont traîné sans ménagement à travers la grande salle sinistre du commissariat, et m'ont jeté sur un banc au fond.

– À partir de maintenant, m'a indiqué le mâle, à chaque fois que tu ouvres ta gueule, tu prends une mandale.

– D'accord.

– Ta gueule.

Jetais assis près de trois ou quatre types éteints comme de vieilles lampes au fond d'une remise, menottés eux aussi, l'air amer mais résigné. Ils ne m'accordaient pas la moindre attention et, de mon côté, je n'ai pas cherché non plus à briser la glace, car je ne les sentais pas très sociables – de toute manière, pour éviter la mandale, il aurait fallu que je m'exprime par gestes (et encore, avec les menottes… Par grimaces, plutôt, ce qui n'est pas terrible pour lier connaissance). Pourtant, je ne pouvais m'empêcher d'éprouver un sentiment de fraternité à l'égard de ces proies de police, pauvres gibiers de potence. La différence, bien sûr, et malheureusement pour eux, c'est que j'allais être relâché dans quelques minutes. Et je ne pourrais rien pour eux. J'éprouverais sans doute un peu de honte, à partir ainsi, sans me retourner. Bah.

En face de nous dans la salle, dans ce bain d'air fade sous les néons blafards, des machines à écrire claquotaient et des flics en civil ou en uniforme traçaient mollement entre les murs des diagonales qui semblaient inutiles, posaient une feuille, prenaient un tampon, un stylo, s'asseyaient, entraient, sortaient, passaient sans se presser – tout cela ressemblait à une sorte de ballet ennuyeux et négligemment exécuté, «La parade de nos policiers au travail». Et sur une chaise au milieu de ce cirque lugubre était assis mon petit vieux. Tout meurtri, tout con.

Il me fixait méchamment, en marmonnant je ne sais quelles injures ou menaces entre ses dents. Je commençais à trouver le temps long. On ne s'occupait pas tellement de moi, par ici. Mes deux agresseurs avaient disparu. Certainement repartis vers d'autres exploits, vers d'autres bonnes prises.