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LA BELLE HISTOIRE D'ANNE-CLAUDE

«Je déprimais depuis trois mois, Nicolas m'avait quittée, je m'enfonçais dans un vrai cauchemar, je n'arrivais pas à me sortir ce salaud de la tête et plus les semaines passaient plus je tournais en rond, comme l'eau dans la baignoire, sauf que moi ça s'écoulait pas, c'était toujours la même eau, ça commençait à croupir. En plus, Paris m'écrabouillait, m'enfermait, je me sentais prisonnière et pleine d'eau sale que je pouvais pas évacuer. Bref, le truc classique. Il fallait vite que je fasse quelque chose, sinon c'était la catastrophe assurée. Quelque chose de marquant, qui me change vraiment les idées. J'étais comme maintenant, à l'époque, plutôt tranquille et casanière, prudente, pas trop foldingue. Tu vois, quoi. Mais alors là, tu peux me croire, j'ai ouvert les vannes. J'ai demandé à l'Éducation nationale de me trouver une remplaçante, s'ils n'étaient pas contents, tant pis pour eux, c'était vraiment le dernier de mes soucis. Ensuite je suis allée retirer à la Caisse d'épargne tout l'argent que j'avais bien sagement économisé depuis des années. Ils m'ont fait un cirque, tu peux pas imaginer. Ça faisait une grosse somme, d'accord, il devait y avoir un peu plus de quatre-vingt mille francs, bon. Ils ont cru que j'avais perdu la boule, ou que j'allais faire un truc pas très catholique avec, j'en sais rien. En fin de compte, j'ai quand même récupéré une mallette pleine de billets. Ça fait un drôle d'effet, je t'assure. Mais bon, je ne m'en rendais pas trop compte, j'avais sûrement perdu la boule, oui, j'étais dans un autre monde, comme dans un roman, plus rien n'avait la moindre importance. J'ai loué une Mercedes, c'est un peu ringard mais dans mon délire c'était la voiture qu'il me fallait, et je suis partie tout droit à Deauville. C'est encore plus ringard, bon, mais j'étais comme un automate. C'était déjà suffisamment le bazar dans ma tête, alors j'ai suivi les premiers rails que j'ai trouvés. À Deauville, j'ai pris une chambre dans le premier hôtel, j'ai mis ma mallette dans l'armoire, je n'ai même pas pensé à leur demander un coffre, j'ai pris une bonne partie de l'argent et je suis allée direct au casino. À peine un quart d'heure après avoir garé la voiture devant l'hôtel, j'étais à la roulette. Une vraie folle, comme si un mec m'avait hypnotisée à Paris et m'avait dit: "Je vais compter jusqu'à trois, tu vas te réveiller, tu ne te souviendras de rien et tu vas foncer tout droit au casino de Deauville." Je te passe les détails, en trois jours j'avais claqué tout mon argent. J'arrivais à l'ouverture, je repartais à la fermeture. J'étais la vedette, là-bas. Je n'ai pas mangé pendant trois jours, je jouais, je montais dormir, je redescendais jouer. Tu imagines dans quel état j'étais. Quand j'y repense, j'ai l'impression que ça n'a duré que quelques heures. Le troisième soir, quand je suis rentrée dans ma chambre, j'étais à bout de forces et de nerfs. Toute la tension est retombée d'un coup, comme si on m'enlevait les piles. Il me restait à peine trois mille cinq cents francs pour payer l'hôtel. D'un côté je me sentais plutôt mal, tu t'en doutes, ce n'est pas tous les jours qu'on jette quatre-vingt mille balles, de l'autre, je ne sais pas, j'étais presque soulagée. Enfin bon, c'était pas l'allégresse non plus. J'étais crevée et un peu honteuse. Et tout à coup, un sursaut de démence, je me suis dit merde, au point où j'en suis, c'est ridicule de garder ces malheureux billets pour payer la chambre. En plus, je me suis rendu compte qu'il ne me resterait même pas assez d'argent pour mettre de l'essence dans la voiture et rentrer à Paris. J'ai eu cette drôle de sensation, tu sais, "Je suis foutue", le moment où on abandonne et où on se dit que c'était complètement ridicule de continuer à résister. On se sent incroyablement léger, heureux, parce qu'on n'a plus rien à perdre. On se sent libre. Vraiment libre. Alors voilà, je suis retournée au casino avec mes derniers sous. Deux ou trois joueurs qui me connaissaient, si on peut dire, et qui ont compris ce qui se passait, ont essayé de m'empêcher de faire cette bêtise, mais je n'entendais plus rien, tant pis pour l'hôtel, je me sauverais en douce, tant pis pour l'essence, je partirais à pied, tant pis pour tout le reste, rien n'aurait pu m'arrêter. J'ai changé mon fric à la caisse et j'ai tout mis sur le rouge. Le croupier me faisait des signes avec ses yeux pour me dire "Ne faites pas ça, mademoiselle, croyez-moi j'en ai vu d'autres, c'est idiot, reprenez vos plaques", mais bien sûr il ne pouvait pas parler ni faire de mimiques, ça n'aurait pas été bien vu par sa direction, alors c'était marrant, il me regardait en se concentrant de toutes ses forces, comme s'il essayait de faire de la télépathie. Bon, il a fini par lancer la boule, le rouge est sorti, j'ai tout laissé dessus, et le rouge est sorti encore. Après ça je me suis mise à jouer un peu partout sur la table, et bien sûr, comme par hasard, je n'arrêtais pas de gagner. Je me sentais comme dans un rêve, ça ne me faisait pas vraiment plaisir, ça me coupait le souffle, vraiment, j'avais du mal à respirer, mais le fait de gagner me semblait presque normal. Je ne pouvais plus m'arrêter. Ils ont commencé à m'apporter à boire, je me souviens que j'avais plus de cent mille francs, à un moment, je me sentais comme dans une bulle, tout le monde s'agglutinait autour de la table mais je ne voyais personne, j

e n'entendais rien d'autre que la voix du croupier, ils m'ont offert du Champagne, et sur le coup j'ai cru qu'ils étaient contents que je gagne après avoir tout perdu pendant trois jours. En fait, bien sûr, non, c'était juste pour me soûler, pour que je reperde tout. Je buvais, je gagnais, j'avais l'impression de monter vers le ciel. Et comme j'avais le cœur qui battait à cinq cents à l'heure, que je n'avais rien avalé depuis trois jours et que j'avais bu beaucoup de Champagne trop vite, j'ai eu un malaise, je suis tombée dans les pommes. Je me suis réveillée à l'hôpital. En fait, ce n'était rien du tout, mais ils avaient eu très peur, au casino, parce qu'ils n'avaient pas réussi à me réveiller. Rien à faire, j'étais K.-O. Ils ont appelé les pompiers, on m'a emmenée à l'hôpital, et là je me suis réveillée comme un bébé. Je n'étais pas très fraîche, mais ça allait. Le directeur du casino en personne est entré dans la chambre, avec un gros bouquet de fleurs, et m'a apporté ce que j'avais gagné. Deux cent dix mille francs et des poussières. Ouais. Trois secondes après ma syncope, la boule s'était arrêtée sur le 17, où j'avais mis trois mille balles, parce que c'était le chiffre préféré de mon père. C'était une chance incroyable, que je sois tombée dans les pommes. Comme j'étais partie, dans cet état de transe, j'aurais tout reperdu. Sûr. Mais là, miracle. Je suis sortie de l'hôpital quelques heures plus tard, j'ai payé la note d'hôtel, je suis montée dans la Mercedes et je n'ai même pas pensé une demi-seconde à rentrer à Paris avec l'argent. Depuis toute petite, je rêvais de passer quelques jours dans un palace au bord du lac Léman, je ne sais pas pourquoi, j'avais dû voir un film ou lire un livre, je suppose. Alors je n'ai pas réfléchi, je suis descendue jusque là-bas et j'ai passé quinze jours dans un hôtel de grand luxe. Ça coûtait une fortune, mais ma chambre donnait juste sur le lac, c'était exactement comme dans nies rêves. Pendant deux semaines, je payais le champagne tous les soirs aux gens qui me paraissaient sympas, je me suis acheté des robes, je vivais comme une vraie princesse, c'était de la folie. Je suis revenue à Paris sans un sou en poche. Mais j'étais guérie. Ça m'avait fait comme un électrochoc, si on veut, Nicolas me semblait très loin ailleurs, comme une petite crotte perdue dans Paris, je l'avais chassé de moi, il n'existait plus, je m'en foutais, je me sentais bien. À l'Éducation nationale, ils ont été très gentils, pour une fois. Ils ne m'ont pas virée. Ensuite, j'ai repris ma petite vie bien raisonnable, comme tu me vois aujourd'hui, je me suis remise à faire des économies. Mais le premier jour, quand même, devant les élèves, ça m'a fait drôle.»