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Elle dormait paisiblement près de moi? La Charles Bronson du Wizard? Ça ne pouvait être qu'elle. Elle m'avait sûrement pris en traître. J'étais rentré au petit matin, elle désodorisait déjà devant sa porte, elle m'avait cueilli comme un fruit mûr. («Attends, je vais t'aider à monter chez toi, mon tout beau. Donne-moi tes clés. Où? Dans ton petit sac? Ah, je les ai. Tiens, appuie-toi sur moi. Comme ça, voilà. Allez, monte. Tu as du Tropico, chez toi?») Sous le foulard crasseux qu'elle portait en permanence, j'avais aperçu quelques mèches blondasses qui dépassaient, bouclées, oui, j'en suis sûr, je m'en souviens comme si c'était hier, bouclées!

N'y tenant plus, j'ai dévoilé tout son visage d'un revers de main rageur, prêt à bondir pour la chasser de chez moi comme une Peau-d'Âne.

Allons bon.

Ce n'était pas elle. Absolument rien à voir avec le Wizard et les bassets. C'était la première fois de ma vie que je voyais ce visage: celui d'une femme d'une trentaine d'années, blonde et bouclée, donc, et ni jolie ni laide. Un visage ordinaire. Une tête, quoi. Une nouvelle tête. D'un côté, c'était rassurant, de l'autre: non. On ne se réveille pas dans les bras d'une parfaite inconnue sans un soupçon d'angoisse.

C'est en voyant le riz que j'ai compris. La moquette de la pièce était jonchée de riz cuit. Du riz cuit partout, comme des confettis sur le sol d'une salle de bal un matin de 14-Juillet. En me redressant, je me suis aperçu que j'avais une culotte enfilée sur le bras. D'accord, c'est bien ce que je pensais. Je me réveille dans une pièce pleine de riz, une culotte enfilée sur le bras, une blonde aussi bouclée qu'inconnue à côté de moi, pas de problème. Je contrôle. J'ai compris. C'est un rêve. D'accord. O.K. C'est noté. On doit pouvoir trouver là-dedans un désir de mariage, j'imagine, ou quelque chose de ce genre. Allez, je vais me rendormir, ça suffit comme ça. Enfin, non, je ne suis pas réveillé, puisque je dors – ah ah. Tiens, je vais jeter un petit coup d'œil sous la couette. Après tout ce n'est pas faire preuve de goujaterie, puisque je rêve. C'est moi qui l'ai créée, cette fille, je peux bien aller voir si mon cerveau a fait du bon boulot. Eh eh, belle poitrine. Mazette. Impeccable, hein. Ventre plat, tout. Je peux toucher ou pas? Allez, flûte, c'est juste pour savoir si c'est bien fait. Je fais de mal à personne. Ah, bien. Ferme et souple à la fois, élastique, c'est remarquable. Chaud, même. On dira ce qu'on voudra, c'est magique, le cerveau.

Je me suis retourné vers le mur en dodelinant de la tête – incroyable, hein, le réalisme de ces trucs – et je me suis rendormi, soulagé.

J'ai rouvert les yeux sans doute une ou deux heures plus tard, face au mur blanc. J'ai touché mon bras pour me rassurer, ça allait, pas de culotte. Ouf. Ah si, une culotte. Oh non. Non.

Je me suis retourné comme un poisson dans le fond d'une barque, avec une vivacité insoupçonnable pour un homme qui se réveille après une cuite: la personne était toujours là. Elle dormait, son visage ordinaire toujours tourné vers moi. Comment était-ce possible? Cette fois je l'ai secouée plus énergiquement, le temps de la douceur onirique était révolu, mais gentiment tout de même car j'étais mort de trouille. Elle avait le sommeil lourd. Je commençais par «Bonjour» ou quoi? Je lui demandais tout de suite qui elle était et ce qu'elle fabriquait dans mon lit, avant qu'un malentendu ne s'installe? Non, je risquais de la froisser, nous avions peut-être passé une nuit d'amour exaltante: si je la dévisageais maintenant avec des yeux ronds comme des billes, elle pouvait mal le prendre. Oui mais quoi? L'embrasser sur le bout du museau, tu as bien dormi, ma pupuce? Je suis un comédien hors pair, mais nous avons tous nos limites, dans la profession. J'étais en train de faire tournoyer à vive allure toutes ces réflexions sous mon crâne endolori lorsqu'elle a ouvert les yeux. Elle me regardait. Dites quelque chose, mademoiselle, parce que moi je suis bloqué, là. Je la fixais bêtement, je ne m'étais jamais senti aussi stupide. Parlez. C'est à vous, parlez. À vous, mademoiselle, rodjeure. Après quelques secondes, lorsque la pellicule vitreuse qui voilait son regard a fondu, elle a articulé d'une voix à peine audible deux syllabes qui m'ont crevé les tympans. Je m'attendais à peu près à tout – qu'elle parle polonais, qu'elle se lève sans un mot (ou luste: «Minable…») ou bien même qu'elle m'embrasse le bout du museau en murmurant «Bien dormi, mon gros nounours?» – mais pas à ça:

– T'es qui?

Ah non, c'était le comble. Ma réplique! Elle me regardait à présent avec des yeux ronds comme des billes. Je le prenais plutôt mal. Comment? Nous venions de passer une nuit d'amour exaltante et elle me demandait qui j'étais? Quel culot. T’es qui, t'es qui. Qu'est-ce que je peux répondre à ça moi?

– Je m'appelle, euh, Halvard.

– Tiens, c'est joli. Moi c'est Nadège. Nadège Monin. (Elle est décontractée, celle-là.)

– Ah, c'est joli aussi, oui.

– Qu'est-ce qu'on fait là?

– Je… On est couchés, je sais pas. Enfin moi si, c'est mon lit.

– Merci…

– Non, non, c'est pas ce que je voulais dire. Excuse-moi. Euh… bienvenue. Tiens, au fait, ta culotte.

– On a baisé?

– Hein? C'est possible, oui. J'ai un peu mal à… C'est possible.

Là, elle a eu un geste charmant: elle a passé une main sous la couette et l'a glissée entre ses jambes. Puis elle a déclaré d'une voix d'experte:

– Oui, je te le confirme.

– Ah.

– Et sans capote.

– Ah.

J'avoue que j'étais décontenancé par son naturel. C'était probablement une beatnik.

– Et, attends… ouais. Par-derrière aussi.

Mince. Pardon, Pollux. J'étais soûl, je t'assure. Ne m'en veux pas, je t'en supplie. Sobre, je ne l'aurais jamais sodomisée. C'est toi que j'aime.

Cela dit, elle paraissait très gentille, Nadège Monin. Simple, douce, compréhensive. J'en connais qui se seraient contractées, en se réveillant dans le lit d'un inconnu. Elle, non. Au contraire, elle ne demandait qu'à faire connaissance. Nous nous sommes donc mis à discuter: et où est-ce que tu habites, et qu'est-ce que tu fais dans la vie, et comment tu as atterri ici? Nous n'en avions pas la moindre idée, ni l'un ni l'autre. Elle dansait dans une soirée chez une amie, elle avait beaucoup bu (elle sentait fort l'alcool, oui), elle ne se souvenait pas d'en être partie, elle ne se souvenait de rien (serrons-nous la main), elle venait tout juste de reprendre conscience. Sa soirée se passait du côté de l'Opéra, les Zoptek habitaient dans le treizième. Où nous étions-nous croisés entre ces deux points? Qui avait abordé l'autre? Ces questions resteraient sans réponse jusqu'à la disparition de toute vie sur terre. À propos du riz, elle n'en savait pas plus que moi. Nous avions sûrement eu un petit creux, très mal calculé les proportions – c'est toujours délicat, avec le riz – et nous nous étions livrés à une sorte de joyeuse bataille avec les cinquante-cinq kilos restants. Au cours de la discussion, nous nous sommes rendu compte que nous avions plusieurs points communs. Elle n'était pas traductrice, mais presque (six mois plus tôt, elle travaillait encore comme interprète), elle avait également décidé de sombrer dans l'alcool (après la mort de son meilleur ami), ses cuites se terminaient toujours en plages amnésiques, elle n'avait pas que de la chance dans la vie, rien ne marchait comme elle voulait (mais elle semblait prendre les claques mieux que moi, peut-être avec plus d'indifférence – son côté beatnik, je suppose), nous avions le même âge – et soudain, découverte stupéfiante. Sagittaire aussi, tiens. Ah bon, tu es de quel mois? Décembre, moi aussi. Non? Quel jour? Non? Le 16? C'est pas vrai? Moi aussi. Non?