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Je ne la croyais pas. Elle s'est levée pour aller chercher sa carte d'identité dans son sac (une sorte de matelot pour fille, en schématisant un peu pour la beauté de la rencontre inouïe), elle s'est levée toute nue, vraiment pien, de jolies fesses, je n'avais pas dû m'ennuyer. (Mais je me sentais terriblement gêné, timide et confus comme une débutante, je voyais les fesses d'une fille que je ne connaissais que depuis dix minutes, Nadège Monin.)

Elle m'a apporté sa carte d'identité avec un grand sourire, puis elle est partie vers la cuisine. C'était vrai. Nadège Monin, née le même jour et la même année que moi. À Ouistreham (si j'avais lu Morsang-sur-Orge, j'essayais de me rendormir). J'étais abasourdi. Bon, ça faisait une chance sur trois cent soixante-cinq, après tout ça n'a rien de réellement prodigieux (même s'il fallait tenir également compte de l'année – disons qu'en rencontrant une fille à peu près de mon âge, mettons une fourchette de trois ans, la probabilité était de l'ordre de un sur mille), mais je n'en revenais pas. Car n'oublions pas que nous avons grosso modo une chance sur cent de rencontrer une jeune femme seule dans la rue à Paris une nuit d'hiver quand nous sommes ivre mort. Et une chance sur cinq mille pour qu'elle accepte sans faire de manières de venir s'envoyer en l'air avec nous à la maison. Si mes souvenirs de maths sont bons, en quittant la maison des Zoptek, j'avais donc une chance sur cinq cents millions de me réveiller le lendemain avec une fille née le même jour que moi. «J'ai toujours de la chance», j'avais dit.

Elle est ressortie de la cuisine avec une boîte de bière à la main.

– T’en veux une?

– Holà, non merci.

Elle est venue s'asseoir sur le bord du lit pour mettre sa culotte, et nous avons continué à papoter gentiment pour apprendre à nous mieux connaître. Elle s'habillait en parlant, très lentement, c'était assez émoustillant. Quelques minutes plus tard, je me suis levé à mon tour (en jouant habilement de la couette pour dissimuler mon jardin secret), j'ai enfilé mon peignoir miteux et me suis préparé du café pendant qu'elle avalait une deuxième bière. De toute évidence, question sombrage dans l'alcool, je n'étais pas à la hauteur. Et moi qui me prenais pour un grand héros romantique. Elle me mettait une véritable correction. Va te coucher, gamin.

– On descend s'en jeter un petit?

– Merci, non. Je crois que je vais traînasser un peu, ce matin.

Une vraie spécialiste, super entraînée, solide comme un cric, un foie à toute épreuve, un moral d'acier et de l'expérience à revendre. Et moi je n'étais qu'un tocard, une midinette, un buveur de porto – je n'avais pas la pointure pour sombrer dans l'alcool, c'était clair.

Elle est venue m'embrasser très tendrement sur la bouche, comme si elle voulait me dire quelque chose, puis elle est sortie en me faisant un petit signe de la main et je n'ai plus jamais revu Nadège Monin.

46

Le passage éclair de Nadège Monin près de moi avait provoqué un déclic. En ramassant le riz, après son départ, j'éprouvais une drôle de sensation. Cette rencontre devait sûrement signifier quelque chose: je me réveille près d'une fille blonde que je n'ai jamais vue, qui est née le même jour que moi, qui boit deux bières et puis s'en va – c'est trop étrange.

Si j'avais cru en Dieu, il m'aurait peut-être envoyé une espèce d'ange – dans quel but, Lui seul l'aurait su pour l’instant -, mais c'était ridicule. Je ne croyais pas en Dieu. Je ne croyais en rien de surnaturel. Je croyais en la terre, l'eau, le feu, le sang, le soleil, le haricot vert, la vache, la brique, Pollux Lesiak, la tristesse, la joie, le vent, point final. Le reste, de la poudre aux yeux pour les aveugles. Ceux qui ne savent pas profiter de ce qui se trouve autour d'eux. (Et moi, je sais?) De l'espoir à volonté pour les désespérés. Je ne suis pas désespéré, moi. Hein? Mais non. Enfin, maintenant que j'y pense. Pourvu que je ne sois pas désespéré. Je ne crois en rien de surnaturel, donc ça va. Bon, je crois bien en quelque chose qui s'appelle la chance ou la malchance selon les cas, et qu'on ne peut qualifier d'aussi concret que la vache ou le haricot vert. Je crois aussi que tout a une signification, parfois peu évidente à saisir – je crois que lorsqu'on tombe au fond d'une baignoire, c'est un signe. Et je crois également, envers et contre tout, qu'on recroise toujours une seconde fois les gens qui nous intéressent. Voilà, c'est tout, dans le domaine du surnaturel. Autant dire presque rien. Juste pour ne pas tout mettre dans le même sac. Et si je m'autorisais trois exceptions pour le principe, je pouvais bien pousser jusqu'à quatre, ça ne mangeait pas de pain. (Je croyais aussi au phénomène de la petite souris qui passe sous l'oreiller pour déposer sa pièce de cinq francs, tiens. Je pouvais bien pousser jusqu'à cinq, donc.) Qui verrait la différence? Qui m'empêchait de croire que Nadège Monin était un ange chargé de me transmettre un message important? Personne.

D'un point de vue pragmatique, elle m'a d'abord incité à arrêter de boire. Je ne trouvais Nadège Monin ni hideuse, ni agressive, ni pathétique, cette matinée avec elle n'avait nullement le goût amer et pâteux de la boue de fond de gouffre, mais son apparition inattendue sous ma couette m'a ouvert les yeux. Boire et boire et boire et baiser des inconnues sans même m'en souvenir, j'ai le pressentiment que ça ne mène pas à grand-chose, question solution.

Il faut que je change.

J'ai passé Noël avec mes parents (j'ai reçu de beaux cadeaux, je n'ai pas parlé de mes petits soucis) et le réveillon du jour de l'an seul chez moi avec de la moussaka surgelée. Lorsque ma sœur Pascale et Marc Parquet sont rentrés du Bangladesh, je les ai appelés pour savoir ce qui s'était passé chez eux le soir de la Bête. Ma soeur amusée m'a raconté que j'avais brusquement décidé de m'enfuir. J'étais sorti comme une furie hagarde, sans dire au revoir à personne. Quelques minutes plus tard Marc et Didier, après avoir sillonné tout le quartier en moto, m'avaient retrouvé à quatre ou cinq cents mètres de chez ma sœur, galopant comme un pur-sang au beau milieu de la rue – un pur-sang qui souffrirait de légers troubles moteurs: ma course était heurtée, je secouais la tête en tous sens, je frappais violemment le bitume à chaque pas, j'ahanais et balançais frénétiquement les bras pour tenter d'augmenter ma vitesse. Lorsqu'ils étaient arrivés à ma hauteur, j'avais roulé de gros yeux affolés et grogné quelque chose d'incompréhensible, avant de plonger sur ma droite vers une voie privée dont j'avais essayé d'ouvrir le portail. J'avais dû me résoudre à l'escalader et m'étais empalé en haut sur les pointes de fer forgé. Marc et Didier avaient essayé de m'attraper par les pieds, et en me débattant je n'avais réussi qu'à m'empaler l'autre jambe. Je m'étais finalement laissé capturer comme un lapin pris au piège. Et en essayant de redescendre, je m'étais lourdement écrasé sur le trottoir.