C'était un travail facile et reposant, correctement rémunéré, je n'avais pas à me plaindre. Et puis cette nouvelle identité, la Cravache, allait certainement m'aider à opérer la lente et délicate métamorphose qui me serait salutaire après les déconvenues de ma vie antérieure. Bien entendu, le contrat que j'avais signé avec Motel m'interdisait de révéler à la masse le visage de celui qui se cachait derrière ce pseudonyme. C'était bien regrettable.
– Bonjour, je m'appelle Sandrine Blanchet
– La Cravache. Enchanté.
Mais en mon for intérieur, lorsque je pensais à moi – c'est-à-dire la plupart du temps, car les soucis rendent égocentrique et vaniteux -, je ne m'appelais plus Halvard Sanz mais la Cravache, ce que je trouvais très pratique et valorisant. Je me parlais tout seuclass="underline" «Tiens, dis donc, la Cravache, il ne serait pas temps de passer à Franprix, avant que ça ferme?» Ça me donnait un côté cinglant, presque arrogant, le bonhomme qui sait ce qu'il veut, qui n'y va pas par quatre chemins, qui ne se pose pas de questions inutiles, qui veut bien être gentil mais y a des limites, pas du tout la poire, pas du tout le genre de bonhomme chez qui on s'amuserait à renverser de la soupe. La Cravache me donnait du tonus et du chien. La Cra vache me donnait un peu d'ampleur, de densité. Et j'en avais besoin. Depuis que j'essayais de fuir Halvard Sanz, je me sentais tout vide.
La Cravache a modifié sa manière de s'habiller (un peu de couleur!), n'a gardé de la panoplie d'Halvard Sanz que son sac matelot, a changé de coiffure (un peu plus court), s'est mis à fréquenter les bistrots du coin, le Cello (près du bar bleu dans lequel la fausse Pollux m'avait filé sous le nez, à côté du square des Batignolles), où il s'est présenté sous le nom de Pedro et où Barbara, Surhan et Maewenn, la jolie serveuse, l'accueillaient bien gentiment, avec de la bonne musique et du bon vin blanc, et le Saxo Bar, un peu plus près du square des Épinettes que de celui des Batignolles, où le patron Nenad et le barman Thierry l'accueillaient bien gentiment aussi, avec une bonne ambiance chaleureuse et de la bonne bière – Pedro s'est vite lié d'amitié avec le barman Thierry; ils jouaient tous les jours aux courses ensemble et Pedro mourait d'envie de lui révéler sa véritable identité («Figure-toi que la Cravache, mon vieux, c'est moi») -, la Cravache a fait l'acquisition de nombreux disques de jazz pour essayer de «s'y mettre», a arraché d’un geste noble la moquette gris souris qui recouvrait le magnifique parquet de son nouvel appartement magnifique, a décidé de moins fréquenter ses amis, qui risquaient de le retenir en arrière, s'est mis à passer toutes ses journées sur les champs de courses, oasis hors du temps, et la Cravache a changé de banque.
J'ai ouvert un compte dans une banque un peu plus chic et sport (Halvard Sanz était autrefois à la BNP, la honte), et j'ai eu la chance – quel veinard, la Cravache – de tomber sur la directrice d'agence la plus incroyablement dingue de toute l'histoire contemporaine, aussi incongrue dans le monde redoutable de la finance qu'un bouquet de pâquerettes dans une caserne de paras. Clémentine Laborde, elle s'appelait. Dans les mois qui ont suivi l'ouverture de mon compte, de mars à juin, elle ne m'a pas fait une seule remarque, alors que j'étais quasiment en permanence à découvert. Et même par la suite, lorsque sont arrivés les premiers chèques de L'Autre Tiercé et que je me suis mis à tout dépenser sous les sabots de tocards irrécupérables, Clémentine a continué à se montrer compréhensive. Elle me témoignait d'ailleurs plus que de l'indulgence professionnelle: j'étais passé déposer un chèque, m'apercevant au guichet elle m'avait demandé de monter dans son bureau, pour discuter, avait sans doute remarqué, aidée en cela par son flair remarquable, que je n'étais pas au mieux (car malgré ma renaissance et l'insouciance de surface, j'allais plus mal qu'un cadavre), le soir j'avais reçu d'elle un coup de téléphone qui me disait simplement: «Regardez sur votre paillasson», et sur mon paillasson j'avais trouvé une bouteille de bon vin, un bloc de foie gras et trois tablettes de chocolat.
Oui, durant cette année de fuite immobile, malgré ma renaissance et l'insouciance de surface, je pataugeais dans le néant. J'avais le sentiment de ne plus être. Pourtant, tout allait bien, je vivais mieux qu'avant – mais vivre et être, ce n'est sans doute pas la même chose -, je passais tous mes après-midi sur les hippodromes, j'adorais ça, mes soirées au Saxo Bar avec les copains et les copines du quartier, sacré Pedro, mon compte en banque n'avait pas toujours fière allure mais Clémentine Laborde continuait à faire preuve de mansuétude, je n'avais aucun souci, la Cravache ne se débrouillait pas mal. On avait même cité mon nom dans une publicité à la radio: «Cette semaine encore, les lecteurs de L'Autre Tiercé ont pu empocher plus de huit mille francs grâce aux pronostics de la Cravache, qui vous a donné le quinte de jeudi à Auteuil dans le désordre en sept chevaux! L'Autre Tiercé, c'est six francs seulement, chez votre marchand de journaux.»