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Et malgré tout, j'allais mal (faut-il que je sois difficile). Depuis que je n'étais plus Halvard Sanz, je n'étais plus vraiment moi-même. Je n'avais plus de problèmes avec le monde qui m'entourait, comme à la sale époque, mais je sentais bien qu'il me manquait quelque chose. Un noyau. Je me trouvais fade, pâle, creux. Sans âme. Les questions les plus pertinentes me hantaient l'esprit: Qui suis-je? Qu'est-ce que je fous là?

Mais comment redevenir moi-même? Fuir Halvard Sanz n'avait pas été si difficile, quelques pirouettes techniques avaient facilité les choses, mais le retrouver semblait maintenant bien plus compliqué. Il ne suffisait pas de faire le chemin en sens inverse. Je n'allais tout de même pas retourner dans mon ancien appartement, redevenir traducteur, et inviter chez moi des gens susceptibles de démolir ma cuisine. Ça n'aurait rimé à rien. Mon âme errait ailleurs. Mais où?

Je pensais toujours à Pollux Lesiak – l'un des rares liens qui me restaient avec l'hiver. Je n'avais pas réussi à la laisser périr à petit feu dans la dépouille d'Halvard Sanz, au fond du placard. Elle s'était échappée pour revenir se glisser dans le cœur pourtant blindé de la Cravache. Chaque soir, en me couchant, je me disais: «Elle est en train de s'endormir quelque part, peut-être dans les bras d'un magicien de la vie.» Elle m'avait dit qu'elle était du signe des Poissons, et chaque matin, en écoutant l’horoscope à la radio, je souffrais comme un adolescent. «Pour vous les Poissons, ce sera une journée radieuse. Chance, travail, amour, tout vous sourit en ce moment. Vous rayonnez.» Comment était-ce possible? Alors que j'allais si mal? J'étais persuadé qu'elle ne se souvenait même plus de m'avoir rencontré. Mais je dois avouer que lorsque j'entendais: «Ce n'est pas la grande forme, amis Poissons. Que vous arrive-t-il? Vous n'avez plus goût à rien, vous vous découragez pour un oui ou pour un non, vous tournez en rond. Il faut vous ressaisir!» je me sentais presque soulagé. Et chaque matin, j'attendais l'horoscope avec impatience pour pouvoir imaginer sa journée et vivre un peu avec elle. Misère.

Les autres filles ne m'intéressaient plus. Comme j'avais arrêté de boire à haute dose, je ne me réveillais plus au côté d'une inconnue, et celles que je croisais dans les rues ou les cafés ne me faisaient de l'effet que le temps d'un éclair, par réflexe: une jambe, un sein ou un sourire attiraient mon regard, un frisson, mais l'envie de séduire la fille me passait vite. Avec un peu de chance, je parviendrais à la ramener chez moi, je la tripoterais un peu, et après? Je repenserais à Pollux Lesiak. Les traits de son visage s'étaient presque complètement effacés de ma mémoire, mais je savais que si je la revoyais, je la reconnaîtrais sans la moindre hésitation. Et toutes les autres filles clochaient un peu, par rapport à elle: l'une avait des petits yeux rapprochés ou de trop grosses fesses, l'autre me paraissait trop bête ou trop sérieuse, et ainsi de suite. Je ne cessais de me répéter qu'il était parfaitement ridicule de chercher une fiancée en prenant Pollux pour modèle (et même parfaitement ridicule de «chercher» une fiancée), je savais que ce genre d'attitude m'amènerait plutôt à ne plus jamais tomber amoureux, qu'il fallait que je tourne la page, que je renvoie Pollux dans l'Halvard mort, dans l'hiver, niais je n'y arrivais pas. Comme un homme au régime qui voudrai oublier qu'il aime le chocolat. Elle était là, elle s'agrippait à l'intérieur, je n'y pouvais rien. Il m'avait été plus facile de me débarrasser d’Halvard Sanz que de Pollux Lesiak.

En mars, j'ai pris le câble. En mai, j'ai cassé deux assiettes le même jour. En juin, je me suis acheté une paire de jumelles et j'ai essayé d'arrêter de fumer – j'ai tenu trente et une heures. En juillet, Caracas m'a fait une sorte de crise de foie. Fin juillet, je suis allé trois soirs de suite au cinéma. En août, je suis parti passer deux semaines chez mes grands-parents à la montagne. Début septembre, je suis allé voir un match de foot au Parc des Princes. Fin septembre, je me suis fait dévitaliser deux molaires. En octobre, j'ai donné le quinte dans l'ordre. En novembre, j'étais comme mort.

J'avais rencontré Pollux Lesiak un an plus tôt, j'avais décidé de changer après l'avoir perdue, et en un an, je m'étais transformé en un lamentable automate. C'était réussi, ma fuite. Un triomphe. Splendide. Je ne m'intéresse plus à personne et je n'intéresse plus personne. Un bilan remarquable.

La Cravache faisait peine à voir

Le soir de l'anniversaire de notre rencontre, je ressassais ces pensées sinistres, assis devant la télé avec une tablette de chocolat, lorsqu'une image hideuse m'est apparue. Je me voyais. Je m'élevais au-dessus de mon corps, comme tous ceux qui vont mourir, paraît-il, et je me voyais. Consternant. Je ressemblais à mon ancienne voisine, la folle du premier. Je vaporisais du Wizard Spécial Toilettes de tous les côtés, je changeais d'appartement, pschitt, je changeais de métier, pschitt, je me mettais à écouter du jazz et à me faire appeler Pedro, pschitt pschitt, alors que l'odeur de tristesse venait de l’intérieur. Le Charles Bronson de l'apparence et de l’accessoire, c'était moi. Et je chérissais Pollux Lesiak, posée comme un basset sur une petite table au fond de moi, le crâne fracassé, deux gros trous à la place des yeux.

48

Au début du mois de décembre, quelques jours avant mon anniversaire, Marthe m'a invité à une soirée qu'organisait la maison d'édition pour le lancement d'une nouvelle collection. Génie de la vie, elle avait deviné je ne sais comment, par télépathie ou au son de ma voix sur mon répondeur («Vous êtes bien chez Halvard Sanz, mais pas moi»), que j'agonisais au fond du trou que j'avais creusé moi-même au fond du gouffre. Revoir d'anciens collègues, boire un peu de champagne et danser sur des rythmes endiablés, en secouant bien la tête et en lançant les bras de toutes parts, me changeraient les idées.

Je me suis habillé grand chic, car la Cravache, même incognito, se devait dorénavant de faire bonne figure – je portais un simple costume, mais c'est ce que je considère comme le grand chic (avec mon sac matelot en bandoulière, je faisais un peu couillon de la lune, mais il n'est jamais inutile de laisser l'entourage nous sous-estimer si ça l'amuse (à ma connaissance, je ne suis pas un couillon de la lune)) – et j'ai sauté dans un taxi. (En réalité, j'ai attendu un bon quart d'heure dans le froid au bord de l'avenue de Clichy, sous la pluie, mais dès qu'un Chinois charitable a accepté de me prendre et que je me suis retrouvé confortablement installé sur la banquette de skaï défoncée de son véhicule à moteur, j'ai préféré imaginer que j'avais posé un pied sur le trottoir, levé machinalement la main en disant hep, la berline de luxe s'arrête aussitôt dans un crissement de pneus, je m'éloigne à grands pas de la corniche qui me protégeait de la pluie, m'engouffre à l'intérieur de la voiture, cocon de cuir souple et chaud, suite de Bach et parfum de vanille, je referme la portière (claquement feutré) et me passe une main dans les cheveux avant d'annoncer ma direction au chauffeur d'une voix un peu lasse: il fallait que je me donne le moral, que je parte en conquérant décontracté, sinon j'allais passer la soirée sur une chaise à ruminer ma vacuité – ce qui ballonne.) Au son du rock chinois, sans doute très entraînant pour les Chinois, et portés par un entêtant parfum de beignet de crevettes, nous sommes arrivés tant bien que mal à Bastille, après trois erreurs de parcours et deux drames de la circulation évités de justesse. J'ai laissé un bon pourboire à mon sympathique pilote: je tenais à lui montrer que, même si j'étais plutôt coutumier des trajets en limousine, je n'avais aucun mépris pour les artisans étrangers qui commencent petit et qui, à force de travail, de courage et de persévérance, réussiront à se faire une place au soleil.