Maintenant, va dans le monde, la Cravache, et tiens-toi droit.
La soirée se déroulait dans une grande salle louée pour l'occasion, rue du Faubourg-Saint-Antoine. Lorsque je suis arrivé, la plupart des invités bourdonnaient déjà à l'intérieur. J'ai eu l'impression curieuse d'entrer dans un vaste laboratoire qui fabriquerait des attitudes et des paroles en grand nombre, dont les deux ou trois cents employés bien habillés produiraient en permanence de la voix calme et du petit mouvement destinés à l'exportation – ou simplement pour étude -, dans des conditions de travail très agréables. Tous ces gens plus ou moins semblables, debout dans une salle, qui parlaient par groupes de trois ou quatre, faisaient des gestes tranquilles avec leurs mains, de légères inclinaisons de la tête, de la gymnastique de bouche, des clins d'oeil, de discrets changements de jambe pour ne pas s'ankyloser, fumaient une cigarette ou portaient un verre à leurs lèvres, tournaient les yeux à droite ou à gauche, échangeaient quelques mots avec un collègue d'un autre groupe de travail, serraient une main, touchaient une épaule, embrassaient une joue, souriaient, toussotaient, fronçaient les sourcils – tous ces gens enveloppés dans le brouhaha de la machine semblaient faire équipe, tous engagés dans la même entreprise, l'industrie humaine. Je peux me joindre à vous?
J'ai mis longtemps à retrouver Marthe. Elle semblait très occupée, l'importance de son poste au sein de la maison l'obligeait à papillonner partout. Elle faisait de son mieux pour passer dans tous les groupes, consacrer quelques instants à chacun, féliciter Untel pour sa dernière traduction ou présenter Truc à Truque, dont elle lui avait souvent parlé. Elle m'a rapidement présenté Robert Nono, Cédric et Laure, dont elle m'avait souvent parlé, puis je suis allé me servir un whisky au bar. Comme les rares personnes que je connaissais étaient toutes occupées dans des groupes, et que je n'avais pas le courage et la persévérance nécessaires pour me faire une place au soleil, j'ai repéré une chaise le long d'un mur et je m'y suis assis.
Bien sûr, cette position me singularisait de manière fâcheuse (je devais avoir l'air du fainéant, du rebelle, de celui qui joue au Game Boy dans son coin pendant que les autres travaillent – ou bien (qui sait?) du pauvre type qui n'a pas d'amis), mais je pensais que rester debout au milieu, seul, sans parler, un verre à la main et l'autre bras le long du corps, serait encore plus préjudiciable à mon image.
J'étais le conquérant décontracté, inutile de revenir là-dessus, mais je me demandais comment j'allais m'y prendre pour conquérir tous ces gens qui discutaient entre eux sans prêter attention à moi. Je ne savais pas par quel côté les approcher. Car je me trouvais apparemment à l'écart, là. Eh oui. Personne ne me regardait. Nous étions pourtant un très grand nombre d'invités. Statistiquement, il n'était pas impossible que quelqu'un se tourne vers moi, engage peut-être la conversation et me pistonne ensuite pour entrer dans l'entreprise avec les autres. Eh non, pourtant. Sans doute était-ce la distance que j'avais involontairement mise entre eux et moi, qui les rebutait. Ce gars-là est un solitaire, un ermite comme on n'en voit plus beaucoup de nos jours, laissons-le à ses ruminations, il nous en voudrait de le déranger. Si seulement ils avaient su que j’étais la Cravache! J'aurais pu les conquérir sans mal. (Ils ne devaient pas être plus de deux ou trois à avoir déjà ouvert un journal de tiercé – certainement ceux qui avaient réussi à s'incruster discrètement ici pour boire un coup – mais j'essayais de ne pas y penser (je devais également éviter de me souvenir que les pronostiqueurs hippiques ne sont pas les véritables stars de notre société)). Us ne savaient pas qui j'étais. D'ailleurs, ça ne présentait pas que des inconvénients. Ainsi, ils ne voyaient que ma surface, ils ne pouvaient pas deviner que j’étais désespéré. Même s'ils m'avaient regardé, ils ne se seraient pas aperçus que j'étais un moins que rien qui n'a plus d'âme. C'est l'avantage de l'anonymat.
Le directeur de la maison d'édition a prononcé un bref discours auquel je n'ai rien compris, je n'écoutais pas. Je suis allé plusieurs fois redemander du whisky, je revenais toujours sur ma chaise rassurante, j'observais la soirée comme on regarde une manifestation à la télé. Je ne savais même plus s'ils me laissaient de côté ou si je n'avais pas envie de me mêler à eux.
Et soudain, tout s'est arrêté. Toutes les voix se sont tues, les invités se sont pétrifiés. Disons que je visionnais une cassette, à la télé, et que je venais d'appuyer sur pause. J'ai repéré quelque chose dans l'image. Tout au fond, deux yeux immenses et sombres, braqués sur moi. Qu'est-ce que c'est? Que se passe-t-il? Je suis en plein délire, c'est le whisky. Deux gros yeux au fond de la salle. Tout le monde est immobile, plus personne ne parle, et ces deux gros yeux me dévisagent? Non. À l'aide. Que m'arrive-t-il? Ce sont les phares noirs d'une voiture? Non. Une sorte d'extraterrestre? Je deviens fou. C'est Pollux Lesiak.
J'ai cligné des paupières car ce n'est pas possible.
Elle était toujours là. Vraiment elle, cette fois. Pas une réplique. Pollux Lesiak l'authentique.
Ses yeux avaient à présent retrouvé une taille à peu près normale. Les invités recommençaient à chuchoter et à bouger au ralenti, et de l'autre côté de la salle, Pollux Lesiak. Cela ne faisait aucun doute. J'avais croisé tellement de filles qui lui ressemblaient un peu, j'avais cru si souvent la reconnaître, de dos, que cette fois je ne pouvais pas me tromper. C'est elle. Aussi ahurissant que ça puisse paraître, celle qui flottait en moi depuis plus d'un an comme une petite vapeur insaisissable vient d'apparaître à quelques mètres en face. C'est elle. D'ailleurs, elle me sourit. ELLE ME SOURIT. Elle se souvient de moi ou quoi? C'est elle, en tout cas. Elle porte un pull à grosses mailles, pourpre, et une jupe courte, noire. Les jambes nues. Il fait froid dehors, pourtant. Elle a toujours son petit sac de toile bleue.
La Cravache est mort foudroyé, pulvérisé en une fraction de seconde, et Halvard Sanz a surgi de l'ombre pour revenir en flèche sur terre, tout tremblant d'amour.
La salle semblait occupée par une masse sombre et basse, presque silencieuse, les invités, et là-bas, Pollux Lesiak dominait le monde, dix mètres de haut, un corps comme une tornade, des yeux comme la pleine lune en double, des cheveux comme l'océan Atlantique, un sourire comme le temps des cerises, qu'est-ce que je vais devenir?
Elle s'est mise en marche. Elle est venue vers moi, à travers l'univers. Je ne pouvais plus bouger, je la laissais s'approcher, tétanisé d'émotion – de joie ou de peur. Elle avançait belle à fondre et ça ne pouvait pas durer. Elle allait peut-être exploser, disparaître dans un nuage de fumée avant de m'atteindre, ou bien se faire enlever au dernier moment par un forcené qui demanderait une rançon exorbitante; ou alors moi, j'allais peut-être m'enfuir – je jure que j'y ai pensé, tant la pression m'écrasait, je jure que j'ai sérieusement songé à me lever d'un bond pour courir vers la sortie, laissant Pollux Lesiak interloquée, les mains sur les hanches (elle se demande si elle ne s'est pas trompée, si c'était bien moi, sans doute pas, elle hausse les épaules). Quelques années plus tôt, Catherine m'avait raconté une histoire de ce genre, ou presque. Elle avait rencontré un petit vieux dans un bistrot de Lille (André), il lui avait parlé de sa fiancée (Nicole).