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HISTOIRE DE NICOLE ET ANDRÉ

«André m'explique qu'il est resté marié quarante-cinq ans avec une femme plutôt gentille mais un peu triste et ennuyeuse. Elle passait toutes ses journées et ses soirées chez eux devant la télé, elle lui interdisait de s'attarder au café avec ses copains, elle ne rigolait jamais, et tout ça. Bon, là-dessus, elle meurt de je ne sais plus quelle maladie. André est abattu, bien sûr, après tout ce temps ensemble, mais il n'est pas complètement effondré non plus, parce qu'il peut enfin aller picoler avec ses amis et tout ça. Et quelques mois plus tard, il rencontre Nicole dans un café, et c'est le coup de foudre. Elle n'est pas beaucoup plus jeune que lui, Nicole, mais alors c'est vraiment la bonne vivante, elle fait la fête tout le temps, elle a une descente de mineur de fond, elle adore la danse, et lui aussi. Bref, ils s'embrassent, ils couchent ensemble, c'est le bonheur, comme la première amourette, et André se rend compte qu'il a passé toute sa vie avec une femme qu'il n'aimait pas plus que ça, bon, tandis que là c'est l'amour fou et enfin la vraie vie. Ils sont comme deux gamins, ils vont danser, ils sortent tous les soirs, ils prennent de petites habitudes de couple – tu sais, comme les adolescents, pour tracer des croix autour d'eux qui rendent leur histoire unique. Par exemple, ils se pincent quand ils voient un chauve, et personne ne comprend ce qui leur prend, ça leur fait plaisir d'avoir un secret d'amoureux, ou alors ils mangent un caramel tous les soirs quand ils sont couchés. Bon, un jour, André apprend que Nicole n'a jamais mis un pied hors de Lille. Il est sidéré. Lui, il est allé plusieurs fois à Amiens pour son travail, dans le temps, il a passé des vacances à Saint-Valéry-en-Caux, il est même allé à Paris quand il était jeune. Nicole lui dit que Paris, c'est le rêve de sa vie. Alors André lui dit: "Je vais t'emmener à Paris, ma chérie." Elle est folle de joie, elle n'y croit pas, mais si, André est prêt à tout pour la rendre heureuse, ils s'aiment, il faut profiter de la vie, à leur âge on ne doit plus se priver de rien. Ils font des économies pendant plusieurs mois, ils parlent tous les soirs de leur beau projet en mangeant leur caramel, et finalement, ils réunissent assez d'argent pour partir. Ils prennent le train, Nicole est aux anges, André ravi de lui faire plaisir, c'est le paradis de l'amour. Ils arrivent vers midi à la gare du Nord, ils trouvent un petit hôtel pas trop cher, juste en face, et dès qu'ils ont posé leurs valises, ils partent visiter la capitale de la France, la tour Eiffel, le Louvre, l'Arc de triomphe, les Champs-Elysées, ce qu'on visite quand on arrive à Paris. Nicole est ivre de bonheur, tout ce dont elle a rêvé depuis toute petite éclate devant ses yeux comme un feu d'artifice, comme si on pouvait entrer dans un film qu'on a vu vingt fois. Le soir, ils mangent au restaurant près de la gare, puis montent se coucher, fourbus mais radieux. Nicole ne lâche plus la main d'André, tellement elle est heureuse et reconnaissante. Une petite fille. Quand ils sont dans le lit, elle lui demande s'il veut un caramel, il sourit en hochant la tête. Elle se relève, va chercher la boîte sur la commode de la chambre, se retourne vers lui et tombe, morte. Il se précipite vers elle, mais rien à faire, elle est morte. Après quelques heures à Paris. Toute une vie à marcher pleine d'espoir vers ces quelques heures. Quand il m'a raconté ça, André, il pleurait. Mais en même temps, il y avait une petite lumière dans ses yeux, de la joie triste, la satisfaction malgré tout d'avoir pu offrir le Louvre et les Champs-Elysées à sa fiancée, le cadeau qu'elle a attendu toute sa vie.»

Non, je ne m'enfuirais pas, je ne mourrais pas maintenant. Mon Louvre, mes Champs-Elysées – ma capitale de la France continuait à marcher vers moi. Comme si toutes les presque-Pollux que j'avais rencontrées pendant cette longue année venaient brusquement de se regrouper en une seule personne, par amalgame prodigieux. Et maintenant, si elle ne se volatilisait pas, si personne ne venait la kidnapper en trombe, si je ne me sauvais pas, une quatrième possibilité se présentait, merveilleuse: elle allait arriver jusqu'à moi.

Elle s'approchait. C'était la deuxième rencontre, voilà, celle que prévoient les lois de la nature. J'avais douté. Honte à moi. Elle s'approchait. Et j'avais douté. J'aurais tout aussi bien pu remettre en question la théorie de l'évolution, tiens, tant que j'y étais. Je n'avais pas vu plus loin que le bout de mon nez. Un an, qu'est-ce que c'est, pour la nature?

CROYEZ DUR COMME FER EN UNE SECONDE CHANCE

Pollux Lesiak vient vers moi en souriant, un verre à la main, et tout le reste du monde vivant disparaît autour d'elle, les invités sont des figurines de pâte à modeler, des automates dans une vitrine de Noël, la soirée organisée par la maison d'édition n'est plus qu'une toile de fond grossièrement dessinée, comme les panneaux peints dans les foires, avec un trou pour passer la tête sur un corps d'haltérophile ou de danseuse – la tête de Pollux Lesiak. Sur un corps de danseuse, plutôt.

Elle ne va pas pouvoir s'approcher plus, je pense. Encore un pas et elle me percute. Elle est devant moi, à trente centimètres. Elle est là. Et si je disais quelque chose?

– Tu te souviens de moi? dit-elle.

Toujours le mot pour rire, ma fiancée, elle est comme ça. Alors je sais, j'aurais dû répondre d'une voix embarrassée: «Euh… Hein? Oui, bien sûr, oui…» pour prendre l’avantage dès le départ. Au lieu de ça, j'ai répondu que je ne risquais pas de l'avoir oubliée car, depuis notre première rencontre, pas un jour ne s'était écoulé sans que je pense à elle. Je me servais tout rôti sur un plateau, (j’oubliais complètement qu'il faut lui résister un peu, à la femme, pour qu'elle cède ensuite). Mais dans la grande cité de l'amour que j'avais bâtie de mes propres mains intérieures pendant plus d'un an, je ne me souvenais plus que les choses n'étaient pas encore tout à fait officielles entre nous, au moment de notre séparation prématurée. Je ne me souvenais plus que nous n'avions marché que quelques instants ensemble, descendu puis monté quelques volées de marches, rien de plus. Pas même une petite bise. Et soudain, j'avouais tout. Je venais de déclarer ma flamme à une inconnue, le plus naturellement du monde. Sans tambour ni trompette, allez, ce sera fait. Mon aisance a dû l'impressionner, j'imagine.

Quoi qu'il en soit, apparemment touchée par ma réponse, elle est partie chercher une chaise et une bouteille de whisky. J'en ai profité pour jeter un coup d'œil vers les deux cents malheureux qui nous entouraient. Ils avaient repris leurs activités de soirée, parlaient, buvaient, riaient, peut-être sans soupçonner l'effroyable tristesse de leur existence. (Que de douleur et d'aigreur, sans doute, derrière ces masques hilares, que d'envie secrètement braquée vers nous. Mais qu'y pouvions-nous, Pollux et moi?) J'ai aperçu Marthe, qui discutait avec Nono et Cédric, plus loin un autre traducteur que je connaissais, ainsi que Laure, la fille dont Marthe m'avait souvent parlé, nos regards se sont croisés brièvement, et beaucoup d'inconnus vraisemblablement accablés qui déployaient des trésors d'imagination pour ne pas se tourner vers moi, vers nous. Pollux était revenue.