Elle a rempli nos verres et le grand tourbillon de la conversation amoureuse nous a emportés comme des fétus de paille. Mais avant de m'y plonger, de m'abandonner à l'ivresse du tête-à-tête où tout paraît si simple qu'on en oublie de remercier son équipe, je dois rendre hommage à Oscar. L'apparition de Pollux pouvait être considérée comme miraculeuse – à partir d'un certain niveau d'improbabilité, le hasard s'appelle miracle. Mais, pas si fou, je ne croyais toujours pas en Dieu. Et la nature, grande maquerelle de cette seconde rencontre, est un peu trop vaste et diffuse pour que je puisse la remercier concrètement. J'avais besoin d'exprimer ma reconnaissance émue, de serrer quelqu'un dans mes bras. Oscar, donc. Voici – rapidement – comment je l'ai rencontré. C'était à l'époque où je vendais des tableaux en porte-à-porte, une dizaine d'années plus tôt.
MA RENCONTRE AVEC OSCAR
Je sonne, au dernier étage d'un immeuble de Colombes. Un type vêtu d'une espèce de longue tunique verte m'ouvre la porte, et je suis immédiatement pris à la gorge par une forte odeur d'encens.
– Viens, entre, je t'attendais.
En général, je reçois des accueils plus contrastés («Fous le camp, j'ai déjà donné!»). Celui-ci a l'air bien aimable. «Je t'attendais», ça doit être une formule de politesse, dans son pays. Quel pays? je n'en sais rien. Chili, peut-être. Ou Tibet. Italie?
– Tu viens me vendre des tableaux?
J'étais encore plus timide, à cette époque, ça m'arrangeait bien qu'il fasse tout le travail. Comment savait-il que je venais lui vendre des tableaux? Mon carton à dessin, sans doute. Malin, le gars. Un drôle d'air, quand même, mais aimable et malin.
– Tu peux me les montrer si tu veux, mais je te préviens, je n'en achèterai pas. Je n'ai pas d'argent et je n'aime pas la peinture.
Dans ce cas, oui, ce serait bête d'en acheter quatre ou cinq. Je ne vais peut-être pas les lui montrer, moi, je n'ai pas que ça à faire. Je n'en ai pas encore vendu un de la journée, il serait temps que je me secoue un peu.
– Non, non, entre, je t'en prie. Je vais t'offrir du thé, et on va parler de ta sœur.
Ah, c'est pratique, dans son pays: on détermine un sujet de discussion à l'avance, pour être sûr de ne pas se laisser prendre au dépourvu. J'aurais préféré qu'on parle de l'été qui approchait ou des manifestations d'agents de Police, c'est moins intime, mais enfin on ne choisit pas. J’entre. C'est étrange, chez lui: tout baigne dans une sorte de fumée verdâtre, il a accroché des tentures olive partout, même sur les fenêtres, quelques animaux morts aux murs (chouettes, rats, et un genre de petit iguane), des chandeliers, tout un attirail de sorcier. Ce décor de pacotille est assez risible, mais je me sens crispé. Il me sert du thé dans une tasse qui semble dater de l'Antiquité romaine et qui n'a probablement pas été lavée depuis.
– Je m'appelle Julien.
Tiens, j'aurais plutôt misé sur Osgur ou Zaltec, moi. Je lui ai dit que mon prénom à moi c'était Halvard: il aimait bien.
– Ta sœur est malade, hein?
Il est malin, ce Julien, c'est dingue. Il fallait le deviner; quand même, ce n'est pas si simple. Ça se voit sur mon visage ou quoi? Depuis deux ou trois ans, ma petite sœur Pascale patauge effectivement dans les marais de la spasmophilie, une crise par jour, n'importe quand, en mobylette ou en classe, elle s'effondre en suffoquant et se recroqueville sur elle-même, on ne peut plus la toucher – ses forces sont décuplées: un jour, au lycée, elle a envoyé valdinguer trois pompiers. Son existence est un enfer. Mais d'où sort-il ça, ce monstre? Bon. Il me parle d'elle pendant un moment, puis il me donne une petite breloque et un machin à faire brûler, et m'écrit une phrase en je ne sais quelle langue sur un morceau de papier – elle devra se balader dans sa chambre en faisant brûler son machin et en récitant le truc à voix haute, tous les jours pendant une heure. Ça va, c'est un fou. Mais je me rends compte soudain qu'il est en train de me donner une consultation pour Pascale, et l'angoisse me saisit les tripes à l'idée qu'il puisse me réclamer de l'argent – je suis pauvre comme un paillasson.
– Non, ne t'inquiète pas, je ne vais pas te faire payer. Si tu es obligé de grimper des centaines de marches par jour pour vendre ces toiles, c'est que tu n'as pas plus d'argent que moi.
Il m'enlève une drôle d'épine du pied. Mais est-ce que ce sagouin ne serait pas en train de lire dans mes pensées, par hasard? Car je n'ai rien dit, là. Non, je perds la tête, moi aussi. Quand quelque chose me saisit les tripes, ça doit se voir sur mon visage, comme si j'étais malade. C'est tout. Après avoir réglé le problème de ma sœur, il me parle de moi. Entre autres, il me dit que je suis né en banlieue sud, que j'étais nul en français, à l'école, mais bon en maths, que je me suis cassé le poignet gauche quand j'étais petit, que mon futur métier aurait un rapport avec la langue anglaise, que ma vie va changer à partir de trente ans (heulà, j'ai l’temps), et qu'à cinquante j'aurais un gros ventre. J'ai la bouche sèche. S'il pensait à me servir une autre tasse de thé, ça tomberait à pic.
– Oui, je t'en prie, vas-y. Sers-toi.
C'est gentil comme tout, je ne peux pas dire le contraire, mais ça suffit, maintenant. Car là non plus, je n'ai pas ouvert la bouche. Et cette fois, je ne peux plus croire qu'il ait deviné mon envie de boire du thé à l'expression de mon visage – les yeux qui lancent des éclairs vers la théière, la bouche déformée par un rictus hideux, la face congestionnée par la soif. Il fait la conversation tout seul, c'est pratique, je ne peux pas dire le contraire, mais les hiboux et les rats morts commencent à me fixer d'un drôle d'air, me semble-t-il. N'aurait-il pas versé une puissante drogue dans mon thé? Discrètement? Non? En tout cas, la plaisanterie a assez duré, on a bien rigolé, c'était sympa, mais je ne vais pas tarder à lui demander son truc. Car y a un truc, forcément. Mais à peine ai-je prononcé la première syllabe de ma question (le «C'est» de «C'est quoi votre truc?») qu'il me répond déjà:
– Je sais ce que tu vas me dire. (Tiens, comme c'est bizarre.) Tu te demandes comment je fais, hein? (Grosso modo, oui.) C'est mon ange, qui me dit tout.
Ah, d'accord. O.K. J'avais pas compris. Et moi qui m’inquiétais… Sur ce, il se met à discuter avec son ange, qui semble être placé au-dessus de sa tête, sur sa gauche, légèrement en retrait par rapport à lui (il le regarde en lui parlant). Évidemment, je n'entends pas les réponses de l’ange mais ils ont l'air de bien s'entendre, ces deux-là.
– Oui, comme tu dis, oui.
– …
– Non, je ne pense pas.
– …
– Ah ah! J'ai bien le droit de m'amuser un peu, non?
– …
– Mais oui, ne t'en fais pas, je vais lui dire.
– …
– Ah oui? Quel genre?
– …
– Oh, très bien. Tu es sûr?
– …
– Bon, parfait.
Et voilà mon malade mental qui m'explique que tout le monde a un ange, bien entendu, comment on ferait sinon, mais que la plupart des gens ne le savent pas, ne l'ont pas identifié, et quel dommage pour eux. J'en ai un, donc, moi. Et son ange à lui (Atol, paraît-il) voit parfaitement mon ange à moi. Si, si, là, juste au-dessus de ma tête. Je me ratatine. Instinctivement, je regarde vers le plafond, comme si je craignais de voir un petit bonhomme dodu avec des ailes. Je ne me sens pas bien du tout. La sensation de l'épée de Damoclès. Son ange l'avertit que je ne prends pas très bien cette nouvelle, et Julien m'explique qu'il ne faut pas avoir peur, bien au contraire, si tu savais, notre ange n'est là que pour nous aider, c'est notre meilleur ami, on peut tout lui demander, des choses très banales, comme de retrouver son chemin par hasard quand on est perdu dans une ville, ou bien plus importantes si on veut. Si on sait s'y prendre, si on a bâti une relation solide avec son ange, sur la base de la confiance mutuelle et de l'amitié sincère, il peut absolument tout faire pour nous. Au bout d'un moment nous nous connaissons si bien qu'il devient même inutile de demander, il devine. Mais avant toute chose, il faut l'identifier. Son ange ne peut pas le renseigner sur le mien, car curieusement, un ange ne sait pas lire dans l'esprit de ses collègues. C'est donc à moi de trouver le nom de mon nouveau compagnon.