Qui a dit qu'il y avait un bon Dieu pour les ivrognes?
Je me suis empressé de fourrer les draps ensanglantés dans la machine. S'il avait eu des yeux, ce sang, je n'aurais pas pu affronter son regard.
Ce n'est qu'en appuyant sur le bouton «Marche» que j'ai compris que je venais de perdre Pollux Lesiak à tout jamais.
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Je n'ai jamais revu Laure, je n'ai donc pas pu savoir ce qui s'était exactement passé ce soir-là. Quant à Marthe que j'ai appelée aussitôt, elle était presque aussi soûle que moi et ne se souvenait même pas de m'avoir vu partir. Comment avais-je pu commettre un acte aussi stupide? Halvard Sanz est bel et bien revenu parmi nous. Les questions se pressaient dans ma tête et couraient en tous sens comme des cafards dans une cuisine sale. Comment en étais-je arrivé là? Je m'étais levé et lui avais dit «Tu m'excuses, je m'ennuie, je préfère aller m'envoyer l'autre, là-bas»? J'étais parti danser, puisqu'elle n'avait pas envie et que c'était apparemment une obsession pour moi, et je n'étais jamais revenu m'asseoir près d'elle? Elle était partie avant? Après m'avoir embrassé, elle avait décidé que ça ne valait pas tellement le coup, elle m'avait salué froidement et, effondré, je m'étais rabattu sur le premier morceau de chair venu? Sur la fille la plus sympathique et la plus accessible? (En effet, je me souvenais maintenant que Laure regardait souvent dans ma direction, pendant la soirée.) J'avais été encore plus odieux que je ne pensais, me vautrant sous ses yeux entre les seins volumineux de Laure, en misérable guignol baveux, gorgé d'alcool et de vice? Mais une question dominait toutes les autres, comme le roi des cafards, perfide et dodu, qui piétine ceux qui grouillent au fond de l'évier: «Pourquoi?»
J'étais taré, pas d'autre explication. J'avais un défaut dans la tête. Ou bien je cherchais inconsciemment à me détruire. Mais quelle que soit la cause de cette situation absurde et douloureuse, voilà: j'avais laissé repartir Pollux, j'avais raté la seconde chance qui m'était offerte.
NE CROYEZ PAS DUR COMME FER
EN UNE TROISIÈME CHANCE
J'aurais volontiers demandé à la nature de modifier un peu ses lois, à titre exceptionnel, mais je crois savoir qu'elle est impitoyable.
Je suis allé fouiller dans ma veste et dans mon sac, comme après chaque nuit amnésique, pour y chercher des traces de mon délire, peut-être un numéro de téléphone griffonné sur un morceau de papier, rien n'est impossible. Mais tout ce que j'ai trouvé, au fond de mon sac, c'est un ticket de distributeur automatique. J'avais tiré deux cents francs à la BNP de Bastille, à 3 h 46.
D'après mes souvenirs, quand je discutais avec Pollux ma femme, il était onze heures ou minuit. Ensuite, plus de trois heures d'errance blanche. L'horreur intégrale comme disent nos jeunes.
J'étais un homme fini.
Ce n'est qu'en fin d'après-midi, alors que je m'étais installé au fond du Saxo Bar pour écrire à Catherine et lui raconter mon drame, que j'ai trouvé les mots suivants inscrits de ma main de poivrot dans mon bloc-notes:
Pollux Lesiak
27, rue Vavin
Suivait un numéro de téléphone que les dix meilleurs graphologues du monde, réunis en équipe de crise, n'auraient pas réussi à déchiffrer.
Il y a un bon Dieu pour les ivrognes, d'accord. Que son nom soit sanctifié.
Aussitôt, sans réfléchir, j'ai commencé à lui écrire.
Pollux,
Ma main tremblait – à cause de la gueule de bois, sans doute, mais aussi de l'émotion et de îa peur. Qu'est-ce que j'allais bien pouvoir écrire? «Excuse-moi si je me suis trompé de fille, hier soir, en partant»? «J'espère que tu comprends bien que cette fille ne compte pas pour moi, c'était purement physique»? «Salut chérie, t'es libre ce soir? J'ai une petite qui s'est décommandée, là»? Et si elle était partie avant le drame? Si nous nous étions quittés dans les meilleurs termes possible, après un baiser atomique de vingt minutes, et que je n'aie commencé mes idioties qu'après son départ? J'aurais l'air fin, en lui demandant de ne pas m'en vouloir de l'avoir trompée avec la première venue. Non, tant pis, nous étions à l'orée d'une histoire qui allait durer trente ans au bas mot, une histoire simple et belle – pas de toc entre nous. Je devais assumer et prendre un risque: être sincère.
Fébrile, les mains moites et l'estomac retourné, je me suis donc lancé dans la rédaction d'une lettre confuse et maladroite, dans laquelle je lui expliquais que je ne me souvenais de rien, que j'avais trouvé avec stupeur une autre fille qu'elle dans ma baignoire, que j’étais atterré, que je ne parvenais pas à relire son numéro de téléphone et que je m'en voudrais jusqu'à la fin des temps, sauf si elle me pardonnait. De temps en temps, j'essayais d'être drôle, pour ne pas paraître trop minable à ses yeux, le chien idiot qui vient lécher les bottes de sa maîtresse, mais mes pauvres blagues tombaient à plat. J'ai réécrit quatre ou cinq fois cette lettre. Thierry, le barman le plus attentif d'Europe, qui s'était aperçu que je n'étais pas dans mon état normal, m'offrait régulièrement des bières qui me retapaient et me donnaient du courage. J'ai fini par me décider à arrêter, je voulais que la lettre parte avant la levée de 15 h 30 (c'était un samedi), je suis allé la poster en promettant à Oscar de lui dresser un petit autel dans ma chambre s'il se débrouillait pour qu'elle soit bien accueillie, et quand elle est tombée dans la grosse boîte jaune, j'ai compris que je ne pouvais plus revenir en arrière, que la suite de ma vie terrestre – sentimentale en tout cas, mais bien des choses tournent autour – allait en partie dépendre de l'enveloppe qui se pouvait maintenant prise au piège dans cette boîte jaune.
Je n'ai cessé d'y penser une demi-seconde pendant cinq jours. Finalement, ce n'était pas une si mauvaise idée, d'avoir joué la franchise, qui s'avère parfois plus habile et sournoise que le mensonge. Les aveux de ma lettre étaient à double tranchant: d'un côté, je lui montrais l'air de rien qu'il ne fallait surtout pas qu'elle croie quee tout était gagné d'avance, qu'elle ne me fascinait pas au point de me faire oublier les autres filles et les plaisirs intenses qu'elles apportent à l'amateur; de l'autre, je lui avouais très directement mon amour et ma vive envie de le vivre de manière un peu plus prosaïque, en lui faisant part du profond désarroi qui m'avait saisi lorsque je m'étais aperçu de ma méprise. Ça pouvait marcher, ou s'avérer désastreux, je n'en avais aucune idée. La gloire ou le caniveau.
Je commençais à trouver le temps long. Je lui avais donné mon adresse et mon numéro de téléphone dans la lettre, et cinq jours s'étaient déjà écoulés. Elle aurait pu appeler, tout de même. Juste pour dire «Fous-moi la paix», tant pis. Mais imaginons qu'elle fasse partie de ces personnes qui n'aiment pas laisser de messages sur les répondeurs – ah c'est possible, je regrette -, qu'elle ait appelé sept ou huit fois déjà et que, frappé par cette malchance gluante qui me poursuit, j'aie choisi ces moments-là pour descendre acheter des cigarettes ou boire un café. Eh oui. Rien n'est à écarter. Même si… Nous sommes jeudi soir, bon. Elle a dû recevoir la lettre lundi, imaginons qu'elle ait laissé passer la nuit pour digérer, c'est normal, elle poste sa réponse mardi… Eh non, j'aurais dû l'avoir mercredi. Aujourd'hui, au pire, si elle a raté la dernière levée de mardi. Et pourtant: rien. Si, une facture de téléphone, hier. C'est mieux que rien. Oui mais imaginons deux secondes que j'aie raté la levée de samedi, moi. Et qu'elle ait raté celle de mercredi, elle. Ça finit par faire beaucoup de ratages, mais qui s'en étonnerait? J'aurai peut-être une réponse demain.