– Allô?
Qu'est-ce que c'est que ce bruit? Qui a parlé?
Elle sortait de sa douche.
Je l'imaginais ruisselante, comme le jour de notre première rencontre. Et peut-être nue. Près du téléphone. J'étais très ému.
Nous n'avons pas discuté longtemps, car elle avait froid (nue, j'en mettrais ma tête à couper). Elle semblait aussi intimidée que moi (peut-être parce qu'elle était toute nue, c'est gênant), ce qui m'a fortement déconcerté (heureusement que je n'avais rien prévu de spécial à dire, sinon j'aurais perdu tous mes moyens). Comment pouvais-je impressionner cette fille, moi? Ou alors c'était le froid qui lui faisait trembler la voix… (Souvenons-nous qu'elle était probablement nue.) Je lui ai demandé timidement si on pouvait se voir un de ces jours et elle m'a répondu timidement que oui d'accord. J'ai proposé dimanche soir (le jour de mon anniversaire), elle ne pouvait pas, lundi soir, lundi c'était très bien, mais si ça ne m'ennuyait pas elle préférait le matin. Pardon? Oui, elle trouvait que ce serait amusant, le matin, on prendrait le petit déjeuner ensemble, ce serait autre chose. (Ah oui, ce serait autre chose, oui. Je n'étais déjà pas très à l'aise quand je dînais avec une fille, il fallait que je me concentre pendant tout l'après-midi et que je boive trois ou quatre verres pendant le repas pour me sentir au meilleur de ma puissance séductrice, alors là, n'y pensons même pas fugitivement – si j'apportais une bouteille de vin rouge au petit déjeuner pour me décoincer, ce ne serait pas naturel.) Elle m'a dit que ce serait mieux, d'autre part, car elle pressentait toujours que j'avais une idée derrière la tête (oh! elle se souvient de nos premiers mots!): il était sans doute plus sage de ne pas tenter le diable en nous côtoyant trop près de la nuit (oh! cette phrase, la manière dont elle la prononce, c'est exactement comme si elle me murmurait à l'oreille: «Fais-moi tout ce que tu voudras»!). (Je me liquéfiais littéralement sur mon fauteuil.) Et puis comme ça, on pourrait passer toute une journée ensemble (oh! comme elle a raison, quelle perspective délicieuse!). Même si je paniquais d'avance à l'idée de ce rendez-vous matinal, j'ai dû me contenir pour ne pas hurler «Oui, avec plaisir!» (dit en hurlant, ça ne doit pas bien rendre, d'ailleurs – je me suis tellement contenu qu'elle a sans doute eu l'impression que j'acceptais du bout des lèvres, en pensant à autre chose, pour éviter les complications d'un refus). Comment une créature pareille pouvait-elle me proposer de passer une journée entière avec elle? Comment pouvait-elle nourrir ne serait-ce qu'un soupçon d'intérêt pour moi? Mystérieuse nature.
Après avoir raccroché, je suis resté immobile près du téléphone pendant une minute. Je pensais à elle. Elle venait de raccrocher son téléphone, elle aussi. Elle le fixait pendant quelques secondes, peut-être. Toute nue, encore mouillée, elle allait chercher une cigarette sur la table du salon. Elle l'allumait distraitement, en regardant le toit des immeubles par la fenêtre. Elle pensait à moi.
51
Je n'avais pas dormi de la nuit. La veille au soir, j'avais fêté mon anniversaire chez mes parents, sobrement, partagé entre angoisse folle et bonheur dingue (j'ai plusieurs fois pensé à Nadège Monin, qui devait aussi fêter le sien quelque part. Où? Que faisait-elle? Ne s’était-elle pas volatilisée, désintégrée en sortant de chez moi?) Maintenant, mon radioréveil marquait 6:51. Depuis 1 heure du matin, je m'étais déjà tourné trente fois vers ces saletés de chiffres verts qui me ricanaient au visage, trente fois vers le mur, j'avais essayé trente fois de m'endormir sur le ventre, et dix seulement sur le dos car je sais bien que ça ne marche jamais. Nous avions rendez-vous à 9 h 30 dans un bar de Montparnasse. Je prendrais le métro, pour voir une dernière fois mes contemporains avant de passer dans l'autre monde, hors du temps. Il fallait que je parte de chez moi vers 8 h 45, pour y aller tranquille, les mains dans les poches, pouvoir flâner un peu sur les quais du métro, boire un Perrier à la machine, me détendre. Il fallait donc que je me lève à 7 h 30, pour prendre une bonne douche, boire un bon café, écouter un bon disque, bien me détendre, surtout, et bien me réveiller. Question réveil, pour l'instant, ça allait. Je ne devais surtout pas m'affoler: il me restait trente-cinq bonnes minutes de sommeil devant moi. Largement de quoi me refaire une santé. Depuis minuit, j'avais tout essayé. J'avais imaginé que j'étais champion du monde de boxe, star du basket, jockey en Angleterre, magicien de foire au Moyen Âge et bâtisseur de temple en Egypte, j'avais compté les moutons jusqu'à cinq cents, puis les éléphants jusqu'à douze, c'est vraiment le moyen le plus sûr de ne pas s'endormir (chacun a sa petite particularité, ça tient l'attention en éveil), j'avais tenté de faire le vide dans mon esprit mais c'est aussi difficile que de vouloir chasser dix mouches d'une pièce, il y avait toujours une pensée qui entrait par une fenêtre pendant que j’en rabattais une vers la porte, deux qui se mettaient à tournoyer autour de la lampe, dans mon dos, pendant que j'en écrasais une avec un journal, j'avais essayé de penser à n'importe quoi sauf à la journée que j'allais passer avec Pollux, en vain («Une journée entière avec elle», il y avait dans ces mots, peut-être phonétiquement, une sensation de soleil qui m'empêchait de glisser vers l'ombre).
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J'avais envie de le massacrer, ce réveil. Chaque fois que je jetais un coup d'œil vers le cadran, priant pour que l'heure n'ait pas trop avancé, je me disais: «Bon, allez, maintenant on ne rigole plus, il est grand temps de dormir. Je ne regarde plus ce réveil jusqu'à ce qu'il sonne.» À 4 h 07, l 'idée m'était venue d'aller chercher les somnifères dans la salle de bains, il n'y avait plus d'autre solution. Mais trop tard. Si je prenais un cachet maintenant, il ferait effet au moins jusqu'à midi. Je ne voulais pas que Pollux prenne son petit déjeuner avec un paquet de coton pour vis-à-vis.
À 7 h 15, j'ai décidé de me lever – je risquais de m'endormir à la dernière minute et de ne pas entendre la sonnerie du réveil. Mes yeux me brûlaient, la peau de mon visage était irritée, j'avais des courbatures dans les jambes, les reins et les épaules, et une énorme bulle de vide dans le corps – comme si je n'avais fait que fumer depuis trois jours, sans manger (je n'aurais pourtant pas pu avaler une demi-noisette, j'avais la nausée).
Parfait, j'étais dans les meilleures dispositions possible pour aller séduire une fille – je me sentais sous terre, aussi pimpant et attrayant qu'un ver grisâtre.
Les raclements de vieille gorge de la cafetière entartrée me donnaient des envies de meurtre. À la télé, le présentateur de l'émission matinale paraissait encore complètement bourré de la nuit. J'ai donné une tranche de jambon à Caracas, qu'elle a vomie presque immédiatement après l'avoir avalée, sur le téléphone – les morceaux rosés à peine mâchés baignant dans une sorte d'albumine diluée. Je n'ai pu boire qu'une gorgée de café au risque de l'imiter. Le rasoir électrique m'éraflait les joues. La brosse à dents trop dure me meurtrissait les gencives. Le radiateur de la salle de bains était de nouveau détraqué, et, juste au moment où la chance revenait, où je n'étais plus qu'à quelques mètres de Pollux Lesiak, je n'aurais essayé de le réparer pour rien au monde. J'avais froid. Le jet de la douche était trop fort, le calcaire de l'eau me lapidait. Je repensais à Laure, dans cette baignoire quelques jours plus tôt. L'heure tournait. La serviette-éponge était encore humide de la veille, froide.