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Un peu après treize heures, nous avons pris un taxi – bien entendu, le chauffeur égyptien était aimable, drôle et cultivé – pour aller déjeuner dans un restaurant que j'aimais bien, près de chez moi, rue Jacquemont. En nous voyant entrer, le patron, Jean-Pierre, m'a dit:

– Eh ben… Encore une nouvelle? Tu t'embêtes pas, hein, mon grand?

C'était sa manière de flatter le client, de le mettre à l'aise (depuis que j'avais emménagé dans le quartier, il n'avait pas dû me voir avec plus de deux ou trois filles). Bien sûr, j'ai joué mon rôle, je me suis pris la tête à deux mains, je lui ai lancé un regard assassin et je me suis tourné vers Pollux en m'efforçant de rougir (c'est simple, il suffit de s'imaginer qu'on va mentir):

– Ne l'écoute surtout pas. Je n'ai pas dû venir ici avec plus de deux ou trois filles. Mais si, je t'assure que c'est vrai.

Nous avons commandé une bouteille de Lirac et la jolie Françoise est venue nous apporter du saucisson en attendant les plats. Nous étions installés près de la vitre, la neige dehors nous laissait au chaud dans une bulle – je nous voyais tous les deux à table en symbole naïf du bien-être, comme la statue de la Liberté, la tour Eiffel ou le Père Noël dans d'autres domaines, immobiles et éternellement sereins dans un monde inversé où la neige serait à l'extérieur des boules. Nous ne parlions plus des élections législatives ni des diverses interventions américaines, mais de n'importe quoi d'autre. Pollux a mangé des poireaux vinaigrette, puis une escalope normande. Elle n'a pas pris de dessert. Moi qui n'avais jamais réussi en plus de trente ans, à regarder quelqu'un en face (je ne sais si c'était de la timidité, un mauvais souvenir d'enfance ou un tic, mais lorsque je discutais avec les gens, c'était plus fort que moi, mon regard glissait toujours sur la droite ou sur la gauche, comme si je n'écoutais pas et m'intéressais à quelque chose d'autre dans la pièce – certains prenaient cela pour le reflet d'une certaine duplicité, je devais avoir l'air fuyant et fourbe), je ne parvenais plus à la quitter des yeux. Lorsqu'elle me rendait mes regards – souvent -, je sentais un faisceau de lumière et d'énergie me pénétrer jusqu'aux os, comme si elle entrait tout entière par mes yeux, j'avais l'impression de me trouver tremblant face au Sphinx, mais je tenais bon, je ne détournais pas la tête – de toute façon, c'était plus fort que moi. Nous nous entendions bien.

Au moment du café, j'ai prié de toutes mes forces pour qu'elle ne commande pas un déca. J'en étais venu à détester les gens qui prennent des décas. Ça datait de l'époque où j'avais commencé à inviter les filles au restaurant dans l'espoir de les niquer ensuite (c'est le deuxième palier dans la vie d'un homme, la séduction assise, après la séduction debout, celle qu'on pratique dans les boums et boîtes – ensuite, vers quarante ans, vient la séduction couchée (celle qui ne passe par aucune étape préliminaire, on croise des femmes et on les allonge), puis nous revenons aux douceurs de la séduction assise, vers la cinquantaine, avant de retrouver bien plus tard les émois simples de la séduction debout, dans les thés dansants et les bals de la salle des fêtes). J'ai vite compris qu'il existait une sorte de code entre les convives, à la fin du dîner. Si la femme prend un déca, c’est qu'elle refuse le rapport. C'est un signal clair, qui lui évite les remarques blessantes («Je ne tiens pas à coucher avec toi car ton physique me gêne») et les explications douteuses («Je t'offrirais volontiers mon corps, mais j'ai mes truques» (une demi-folle m'avait même annoncé, d'un ton grave et faussement navré, que si elle préférait rentrer chez elle, ce n'était pas que je ne lui plaisais pas, non, que je n'aille surtout pas croire ça, j'étais pas mal, mais malheureusement elle avait une petite infection – ah, zut, dommage)). Certaines prennent la peine d'accompagner la commande du déca d'un petit commentaire destiné au prétendant qui ne connaîtrait pas les codes en vigueur: «Si je prends un café, je ne vais pas dormir de la nuit.» Là, en général, le bouc le plus bouillant se refroidit un peu. (Une hystérique à part entière m'avait un jour déclaré, d'une voix suraiguë qui avait fait se retourner bien des têtes dans le restaurant: «Houlà! Si je prends un café, je vais avoir la danse de Saint-Guy toute la nuit!» Dans un premier temps, j'avais failli répondre: «Justement, c'est ce que j'allais te proposer», mais une vision cauchemardesque m'a fait changer d'avis: je l'ai imaginée sur mon lit, couchée sur le dos, agitant furieusement les bras et les jambes, secouée de violentes convulsions, se tortillant dans tous les sens à la manière de saint Guy pendant que je l'honorais consciencieusement en essayant de garder cette concentration et cette application qui ont fait ma légende.) Bref, le déca était devenu ma bête noire. Je savais bien que si Pollux prenait un vrai café, ça ne signifierait pas qu'elle avait l'intention de ne pas dormir de l'après-midi et que nous pourrions nous jeter l'un sur l'autre en toute liberté dès notre sortie du restaurant, mais c'était une question de principe.

Elle a demandé un café. Un vrai.

Il faut des penchants intégristes pour prendre un déca à midi, je le reconnais; mais enfin, même si ça ne prouve rien, c'est toujours bon à prendre. Un peu comme la lettre de la sœur dans la poche du mari: ce n'est pas parce qu'elle ne provient pas d'une maîtresse que le mari n'en a pas une, et ce n'est pas parce que ce café n'est pris qu'à midi que Pollux n'a pas l'intention de poursuivre notre relation sur le terrain de la sexualité primitive et sans tabou. Le message me semble même assez explicite, à bien y réfléchir.

Alors je me suis penché au-dessus de la table et je l'ai embrassée sur la bouche, sans rien de solennel, simplement comme un homme embrasserait sa femme dans un restaurant. Elle n'a pas eu l'air étonnée, pas plus en tout cas que la femme de l'homme.

Elle m'a simplement dit:

– Encore.

Et j'ai recommencé.

En sortant, nous sommes repartis lentement vers le sud. (Pour rien au monde, je ne lui aurais proposé de passer chez moi: je craignais trop qu'elle ne se méprenne sur mes intentions à son égard.) La neige avait cessé de tomber mais les trottoirs en étaient couverts. Elle devait tenir mon bras à deux mains et se coller contre moi pour ne pas glisser – je n'étais plus le même, j'inversais la vapeur de la puissante locomotive du destin avec une facilité insolente. Nous nous sommes appuyés contre un réverbère pour nous embrasser longuement, au mépris des clichés.