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– Je peux aller aux toilettes?

– Fallait y penser avant, petit père.

Avant? Avant quoi? Avant de me faire capturer? Souvent, oui, quand je me balade dans les rues, je me dis tiens je vais aller pisser, au cas où on me foutrait en taule pour un bon bout de temps.

Sans oser les regarder de face, les yeux sur mes chaussures pitoyables sans lacets, je devine, derrière la grille de la cage, deux gros corps immobiles.

Dès que le flic a refermé la porte sur moi, je me suis retourné vers lui, pour dire adieu au monde libre. Il fallait maintenant que je pivote, que je lâche la grille. Ça paraît simple, un demi-tour dans une cage, mais vraiment je me demandais comment j'allais pouvoir me débrouiller pour faire face, de manière assez naturelle, à mes deux gros hôtes. J’etais là, le nez appuyé contre la grille (je ne pouvais même pas, comme dans les films, y accrocher tristement mes doigts innocents, de façon à donner à mes bras, à mon corps, une attitude lasse et gracieuse, car il fallait que je tienne mon pantalon), et j'entendais dans mon dos leurs souffles gras.

Je ne sais pas où tous ces films idiots vont chercher les ribambelles de putes pittoresques qu'ils entassent toujours dans les cellules de garde à vue. Pourtant, le quartier ne manquait pas de filles bariolées et ronchonnes, qui auraient fait de bonnes figurantes ici (j'aurais donné cher pour sentir autour de moi la présence réconfortante de ces grandes perches épuisées, barbouillées, déguisées, en minijupes de skaï rose, perruques de crin et talons hauts, ces soldats de la débauche, aguerris et vulgaires, ces créatures meurtries mais tenaces, toujours là, dehors, j'aurais donné cher pour pouvoir me fondre dans la nappe écœurante de leurs parfums de Monoprix, ces relents de sexe et de rouge à lèvres, m'immerger dans le bourdonnement des injures grognées sans conviction, des plaisanteries salaces et des plaintes qui traînent, dans la confusion de leurs gestes las, de leurs pas pleins d'ennui, de leurs yeux voilés, de leurs moues amères, de leurs chairs molles et marquées, m'envelopper dans ce souvenir de trottoir), mais non, le commissaire du coin n'avait pas la sensibilité ni la conscience professionnelle d'un metteur en scène soucieux de réalisme, il n'avait mis là que deux gros types.

Il fallait que je me retourne, je ne pouvais pas rester à fixer le vide gris devant moi, en exposant ridiculement mon dos aux maîtres des lieux – c'était comme si, entrant dans une boulangerie, je tournais le dos à la caissière à peine la porte franchie et me mettais à regarder pensivement la rue par la vitre. D'un autre côté, si je me retournais, j'allais devoir adopter une attitude quelconque, et c'est sur ce point technique que je bloquais. Fallait-il dire bonjour? (Je sais par expérience qu'on dit bonjour dans les salles d'attente de dentistes et pas dans les wagons de métro, par exemple, mais pour les cages communes…) Devais-je présenter un visage amical, détendu, ou plutôt ferme et menaçant? (J'avais souvent entendu dire que, dans les prisons, il fallait dès le départ annoncer la couleur, montrer un peu qui était le chef, ou bien très vite on se faisait marcher sur les pieds, dominer, écraser) Allez, je fais face, on verra. Au premier coup d'œil, ils sont là, tous les deux, devant moi, lourds et sombres, j'ai compris qu'il n'allait pas être simple de leur montrer un peu qui était le chef. Non, je ne pouvais pas me permettre de les menacer. Pour l'un des deux, une petite menace à voix basse, à la rigueur, car il dormait profondément (ce qui tout de même apportait un brin de réconfort à mon cœur en déroute: la puissante respiration rauque, que de dos j'avais prise pour celle d'un fou tapi dans l'ombre et prêt à me bondir dessus, n'était que la paisible ventilation d'un rêve de colombes ou de champs fleuris). Couché sur le dos, tas de graisse convexe, couvert de poils et de sueur, il occupait exactement la moitié du long banc fixé au mur du fond. Un phoque monstrueux, en vêtements sales.

Mais l'autre, assis à côté, à peine moins gros mais plus en muscles, les mains solidement plaquées sur les genoux, me dévisageait comme s'il tenait enfin le salaud qui a violé sa sœur.

Vite, faire quelque chose. J'ai dit:

– Bonjour.

Pas de réponse, pas de changement d'attitude. Dommage. J'avais une chance sur deux, j'ai perdu. Il est inutile de dire bonjour en cage de groupe – à retenir.

Je devais à nouveau prendre une décision rapide, mais il valait mieux tomber juste, cette fois. J'avance? (Je ne pouvais pas reculer, mais peut-être rester sur place – non, finalement.) Je suis allé m'asseoir à côté de lui. Un beau succès.

– Salut.

Il a parlé. Je crois que tout s'est joué lors du trajet de la grille au banc. Je n'avais ni l'allure du combatif qui va imposer sa loi, ni celle du trouillif qui vient se faire mater, je n'ai cherché à me donner ni l'air d'un innocent ni celui d'un coupable, je me suis juste travaillé en improvisation un joli pas d'insouciance, les mains accrochées au pantalon nonchalamment, le regard qui se promène sur la déco (il n'y en a pas, bon, je m'y attendais), je me mordillais les lèvres, absent, neutre et tranquille, comme on va s'asseoir dans une laverie automatique.

Ce qui a dû jouer un rôle important, c'est le coup du lion. Je me suis soudain souvenu d'un documentaire sur les lions que j'avais vu à la télévision, quelques jours plus tôt. On y disait que lorsqu'il est intimidé, lorsqu'il se sent vaguement en danger ou du moins en position d’infériorite, le lion bâille. Ce que l'on prend pour une marque de paresse ou de sérénité presque insolente n'est en réalité qu'un masque de défense. Je n'avais rien à perdre, donc j'ai bâillé très naturellement avant de me mettre en marche vers le banc dangereux (très simple, il suffit d'entrouvrir suffisamment les mâchoires, puis le processus s'enclenche tout seul). Je suis persuadé que cet artifice a influencé Elvis.

FACE AU DANGER, BÂILLEZ

– Je m'appelle Elvis. Et toi?

– Moi? Halv… Jean-Pierre. C'est Jean-Pierre, moi.

Beaucoup plus tard, sur fond de ronflements de phoque, nous discutions encore; enfin je ne disais pas grand-chose, il me racontait sa vie – c'est-à-dire, depuis sa majorité, seize années de prison et quatre heures trente de liberté. À dix-huit ans, il avait été mêlé à un casse de banque, il avait buté un keuf, il était sorti de taule hier à trente-quatre piges et s'était fait serrer quatre heures trente plus tard en faisant une Golf, ce pauvre Elvis. (Malgré notre amitié naissante, il me regardait toujours comme s'il tenait enfin le salaud qui a violé sa sœur. Je m'étais inquiété pour rien en entrant, ce devait être une attitude acquise.)

– Ce n'était pas très malin de ta part, aussi. T'es sorti depuis quatre heures et…

– Pas malin? Pourquoi? Quoi?

J'ai reconnu qu'il n'avait pas eu de chance.

– Je crois que j'ai le mauvais œil, tu sais, a-t-il dit en m'en lançant un, d'œil, triste.

– SANZ HALVARD!

Une voix de fonctionnaire a crié mon nom du haut de l'escalier, de la surface de la terre, du royaume inaccessible de la vie. Un flic paisible en est descendu, l'air enjoué – sans doute une trace des blagues avec les copains, là-haut.

– Sanz Halvard, qui c'est?

C'était moi. Oui, Sanz Halvard, L'élu. Celui qu'on venait chercher. Je me suis levé du banc, enveloppé d'euphorie gazeuse, comme lorsque à l'école le professeur révélait enfin le nom de l'auteur de la meilleure copie. Je souriais debout, ivre de m'appeler Sanz Halvard.

– C'est moi.