La rue Vavin s'éveillait grise et froide autour de moi, claire, étrangère. Les immeubles me semblaient majestueux et tranquilles, les fenêtres émouvantes, les premiers passants aimables. Je respirais l'air frais et humide à pleins poumons, je me sentais délicieusement anonyme, en vacances, dans un monde sans problèmes dans un quartier qui ne me connaissait pas. J'avais l'impression de me promener dans une rue de Moscou, de Damas ou de Prague. J'aurais voulu écarter les bras et parler à ce quartier, prononcer à haute voix des phrases banales et stupides. («Ah, quel bonheur. Qu'est-ce qu’on est bien, ici.») Je marchais euphorique dans la grisaille, la fraîcheur, la nouveauté. Pour profiter de cette sensation de tourisme matinal, je me suis acheté un journal, je me suis installé dans une brasserie près de la baie vitrée et j'ai commandé un café et un croissant.
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Pendant les dix jours suivants, nous ne nous sommes pratiquement pas quittés. Étant donné que nous ne travaillions sérieusement ni l'un ni l'autre (la Cravache donnait ses pronostics au hasard, et si Motel s'en est rendu compte, il ne m'a fait aucune remarque – parce qu'il m'aimait bien, je crois, mais aussi parce qu'il s'en fichait complètement: du moment que le journal marchait, le contenu n'avait pas grande importance pour lui), nous pouvions passer tout notre temps à nous promener dans le froid, à boire du vin dans les cafés, à parler, à manger dans de bons restaurants, à jouer à des jeux, à niquer, comme elle disait (elle trouvait «faire l'amour» assez stupide et dégoûtant, péquenot, ça lui faisait penser à «faire une belote» ou «faire un gigot», ça rendait l'amour gras et lourd, mis en ménage. Elle disait que c'était déjà presque impossible à comprendre, l'amour, à ressentir profondément, comment certains pouvaient-ils prétendre le saisir et le «faire»? Quand elle entendait une demoiselle hautaine et constipée s'écrier, outrée: «Oh non, "baiser", c'est laid! On a "fait l'amour", ça n’a rien à voir!» elle avait la nausée. Elle l'imaginait pâmée sous son homme, s'efforçant de garder un visage de circonstance, empreint de noble béatitude, comptant fièrement les ciels jusqu'au septième), nous nous contentions de rester ensemble, tantôt chez elle, tantôt chez moi. (Caracas s'est immédiatement montrée familière avec Pollux, ce qui relevait du paranormaclass="underline" je l'ai déjà dit, hormis Catherine, bien sûr, et l'étrange Nadège Monin, elle faisait de la charpie de toute créature féminine qui franchissait ma porte – elle essayait, du moins, car le chat, petit et insuffisamment musclé, doit surtout compter sur la ruse, la surprise et l'intimidation psychologique pour triompher d'un adversaire humain (en général, après avoir donné quelques coups de griffes et craché comme un fauve, elle comprenait que ça ne suffirait pas et s'attaquait au manteau de la cocotte indésirable, qu'elle mordait comme un yorkshire en colère, et à son sac, dans lequel elle pissait en fixant sa rivale d'un œil insolent – avec Pollux, rien de tout cela: elle aimait son odeur, elle se frottait sans arrêt contre elle).)
De ces dix jours, je ne garde en mémoire que des instants, des images presque fixes – et un sentiment global de facilité et de plaisir d'être.
Nous sommes allongés devant la télé, chez elle, vers deux ou trois heures du matin, nos jambes se touchent, nous regardons Star Trek en mangeant du chocolat et en buvant du jus d'orange.
Chez elle encore, nous jouons à nous poser des questions de Trivial Pursuit, sans le plateau, chacun notre tour. Elle est couchée dans son lit, je suis allongé par terre à plat ventre. Elle veut me battre coûte que coûte, mais je suis extrêmement fort.
Je suis allé l'attendre devant chez le dentiste, sans qu'elle le sache. Je suis assis sur un plot en ciment, sous la pluie, à une cinquantaine de mètres de la porte de l'immeuble, sur le trottoir qu'elle devra emprunter pour retourner vers le métro. Elle sort. Je la vois venir, tête basse, l'air préoccupé, seule. Quand elle relève les yeux et m'aperçoit, son visage s'illumine instantanément – une joie réflexe, une expression sur laquelle elle n'a eu aucun contrôle -, et elle se met à courir vers moi. Je sais qu'elle regrette d'avoir réagi si vivement sous l'effet de la surprise, sans retenue, sans une once de calcul, qu'elle sent de manière plus ou moins consciente que cette réaction est un peu démesurée en regard du cornichon assis là-bas sur son plot, je sais qu'elle préférerait s'arrêter de courir et franchir en marchant les dix mètres qui nous séparent encore (ce n'est pas possible, ça ferait bizarre), mais ce n'est pas grave: son visage à l'instant où elle m'a vu, cette première seconde de plaisir pur et spontané m'ont suffi.
Un matin, chez moi, je me réveille, dérangé par quelque chose. Je suis seul dans le lit. Où est-elle? Ce qui m'a dérangé se trouve dans ma bouche: une petite boule de papier. Je la déplie et déchiffre les mots suivants, en caractères minuscules: «Ce message est mon dernier espoir. Comme une bouteille à la mer. Je le lance un peu au hasard, vers le haut, en espérant que quelqu'un le trouvera et viendra à mon secours ou préviendra les autorités compétentes. Je m'appelle Pollux Lesiak. Halvard Sanz m'a mangée. Aidez-moi.»
Une semaine après mon anniversaire, dans un restaurant italien proche de chez elle, elle m'offre un porte-bonheur, sa 4L Majorette rouge. Le souvenir est aussi net que si j'avais pris une photo. Elle me tend la petite voiture en prenant un air solennel comique. Elle est un peu maquillée, du noir sous les yeux. Elle s'est fait couper les cheveux dans l'après-midi. Elle porte du bleu, comme souvent. Du vin dans nos verres. Dans son assiette, des tranches fines de jambon de Parme. Quand j'ai pris mon cadeau, elle en mange une avec les doigts.
En sortant du laboratoire d'analyses, sur le palier, les résultats de nos tests en main, elle me saute dessus et enroule ses jambes autour de ma taille. Je mets mes mains sous ses fesses pour la tenir. Elle me dit à l'oreille: «J'ai eu peur. Je suis contente.»
Chez moi, je suis déjà couché, elle est en train de se déshabiller. Il est cinq ou six heures du matin. Elle est debout face à moi, en soutien-gorge et en culotte, l'air fatigué. Quand elle dégrafe son soutien-gorge, le dernier effort de la journée, la tête inclinée, les deux mains dans le dos sur l'attache, les bras repliés comme des ailes étranges, nues, une drôle d'image me vient à l'esprit. Celle d'un ange de chair, avec ces petites ailes, las et troublant, un ange tombé, un ange imparfait.
Durant ces dix jours, elle a semblé s'absenter plusieurs fois, brièvement. Elle glissait de côté, vers cette mélancolie parallèle et latente, cette zone sombre que j'avais entr'aperçue en quelques occasions déjà. Un jour, je lui ai posé la fameuse question des amoureux, la question la plus bête (mais aussi la plus incontournable, celle qu'on ne peut s'empêcher de poser même si l'on est parfaitement conscient de son inutilité).