Dimanche, nous sommes descendus jusqu'à Granville où nous avons pris une chambre dans un grand hôtel qui dominait la plage. Elle a ouvert la fenêtre pour observer la mer et les quelques touristes en balade. Elle était accoudée sur le rebord, les reins cambrés. Ses hanches rondes, ses longues jambes. Je me suis approché derrière elle, j'ai relevé sa jupe et baissé sa culotte sur ses cuisses. Elle disait: «Non, non, arrête, les gens vont nous voir», mais elle n'a pas fait le moindre geste pour me repousser. Au contraire, elle creusait encore plus les reins, se mettait sur la pointe des pieds, comme si la partie inférieure de son corps réagissait toute seule, dissociée du reste, de sa tête bien droite, de ses épaules relâchées, de ses bras croisés. En dessous, une jeune femme blonde nous a fixés pendant un moment.
L'après-midi, nous nous sommes promenés en ville, main dans la main comme tout le monde, avant de nous réfugier dans l'un des rares bars ouverts pour nous protéger de la pluie. Le soir, nous sommes allés dîner dans un restaurant de poissons, entièrement bleu.
Le lendemain matin, en prenant le petit déjeuner dans la salle de restaurant de l'hôtel, nous avons lu dans le journal qu'un jeune couple s'était fait écraser par un train, du côté de Nancy. Leurs corps fragiles, broyés. Pendant quelques minutes, nous avons parlé d'eux.
En milieu d'après-midi, nous sommes partis vers Caen, sans trop savoir où nous allions dormir. Nous avons dépassé la «grande ville», trop lourde pour les amoureux, et nous nous sommes arrêtés à Ouistreham, car le nom me disait quelque chose. Ce n'est qu'en y arrivant – la nuit était déjà tombée depuis longtemps – que je me suis souvenu que c'était l'endroit où Nadège Monin avait vu le jour, plus de trente ans avant de se réveiller dans le lit d'un inconnu un peu bizarre qui aurait enfilé sa culotte sur son bras. Dans l'obscurité, le bourg ressemblait aux villes fantômes du Texas. Nous avons repéré quelques traces de vie près de la «plage» – c'est-à-dire surtout du port d'embarquement des ferries. Après avoir déniché une chambre de quarante ou cinquante centimètres carrés au rez-de-chaussée d'un hôtel neuf, nous avons mal mangé dans un restaurant cher et laid presque exclusivement fréquenté par des Hollandais, puis nous sommes allés marcher le long du port, nous asseoir près d'un phare. Il faisait froid et humide. On ne voyait rien, hormis la silhouette gigantesque d'un bateau rouillé qui s’apprêtait à partir, à une centaine de mètres de nous. J’etais «heureux», avec tout ce que ce terme peut comporter d'un peu bêta. Elle m'a demandé si je voulais des enfants un jour, j'ai répondu: «Je ne sais pas.» Quelques instants plus tard, elle a regardé sa montre et m'a dit:
– Il est une heure moins dix. On a changé d'année.
Cette nuit-là, dans notre chambre de bonne naine, quand j'ai posé une main sur son ventre, elle l'a retenue pour l'empêcher de descendre ou de monter. Elle n'avait pas envie, bon. Ça ne me dérangeait pas. Je ne suis pas un animal. Je ne suis pas un lourdaud besogneux qui tient à honorer sa bourgeoise tous les soirs dès que la lumière est éteinte.
Je n'ai pas arrêté de fermer l'œil de la nuit, mais sans pouvoir trouver le sommeil. Des centaines de milliers de camions énormes passaient devant la fenêtre, allant vers le port ou en revenant. Pollux dormait, aussi paisible et fraîche qu'une princesse dans un conte. Ses petits ronflements de jeune fille.
Le mardi, nous avons fui Ouistreham dès que possible et sommes remontés jusqu'à Étretat, le point de rendez-vous des amoureux et des suicidaires. Nous n'en parlions pas mais, depuis jeudi, nous étions poussés par l'envie de faire comme tout le monde. Près des fameuses falaises, je n'ai pas pu résister: je suis allé acheter un appareil photo jetable et dès que nous avons croisé un homme seul à l'air suffisamment pitoyable, je lui ai demandé de nous prendre en photo. Infâme, je jubilais. L'ivresse cruelle de la revanche. En plus, cet abruti ne nous a même pas coupé la tête.
Nous avons passé la nuit dans un hôtel «modeste mais confortable». Je n'avais pas dormi depuis l'année précédente et Morphée le Terrible m'a donné un puissant coup de gourdin sur la tête pendant que Pollux la Douce buccalisait savamment ma vigueur douteuse. Il avait dû m'arriver de faire preuve de plus de tact dans des situations de ce genre. Mais après tout, Pollux n'était pas un animal, elle pouvait comprendre.
Le lendemain, mercredi, nous nous sommes dirigés vers Veules-les-Roses, dernière étape de notre voyage, en jouant à «Qui suis-je?» dans la voiture (j'ai mis trois quarts d'heure à deviner qu'elle était Barabbas). Sur le bord de la route, nous avons aperçu une pelleteuse Poclain abandonnée au milieu d'un chantier, déployant tristement sa longue trompe métallique vers la mer. Catherine (qui avait des photos de poclains sur tous ses murs) m'avait appris à aimer ces créatures rouges, lentes et gracieuses, qui creusent la terre sans effort apparent, puis pivotent majestueusement sur elles-mêmes, flegmatiques, en balançant leur trompe articulée avec l'élégance, la nonchalance et la dignité d'une vieille négresse qui sème des graines dans un champ, pour aller déposer la terre derrière elles, ou dans le camion, d'un geste souple et ample. Je me suis garé sur le bord de la route pour la montrer à Pollux. Sa silhouette fière et grave, pleine de douleur stoïque et de patience, se découpait sur le fond plombé de la mer et du ciel. Elle semblait penser: «Je suis lasse. Tant de peine alourdit mon cœur que pour survivre je me meurs. L'impuissance et la souffrance silencieuse seront mon seul réconfort, ma seule liberté. L'inertie sera ma dernière force. Non, sans rire. J'en ai marre de fouiller la terre.» Seule et oubliée de tous, elle tendait vainement sa trompe vers l'horizon, semblant rêver d'aller creuser l'inaccessible. Mais résignée, lucide et sans espoir. Plus belle qu'un vieil éléphant solitaire qui reprend des forces sur la rive d'un grand lac au crépuscule avant de se mettre en route pour son dernier voyage. Pollux l'a contemplée pendant un long moment sans rien dire, puis elle s'est tournée et a déclaré avec un sourire: