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– C'est beau.

Qu'on ne vienne pas me dire que nous ne sommes pas «faits l'un pour l'autre», ou le coup va partir tout seul.

À Veules-les-Roses, nous avons pris une chambre près de la mer, à l'hôtel Napoléon – dirigé par l'étrange Madeleine, une Galloise provocatrice, marrante et désabusée, qui avait traversé à peu près tous les pays du monde avant de venir s'installer ici avec mari, fille et fils. Accueillie un peu fraîchement par les Cauchois (gentils mais prudents), qui regardaient toujours d'un œil sévère les enfants de la perfide Albion, elle avait donné à son hôtel le nom de l'empereur par simple goût de la provocation). L'après-midi, nous sommes allés nous promener le long de la mer, comme presque chaque jour. Pollux m'a fait remarquer que plusieurs personnes seules et emmitouflées rêvassaient assises sur le long muret, face à la mer, séparées chacune par quelques dizaines de mètres. La mer est sans doute propice à la méditation, à l'introspection. On s'y plonge, on s'y fond, et puisque rien n'accroche le regard, moins encore que lorsqu'on fixe ses propres yeux dans un miroir, c'est peut-être comme si l'on plongeait en soi-même. Je n'en sais rien, je n'ai pas essayé – depuis que j'avais retrouvé Pollux, je n'avais certainement pas envie de perdre du temps à réfléchir. Elle m'a fait remarquer que ces gens arboraient exactement la même expression que ceux que l'on voit dans le métro. (Ceux qui reprochent aux passagers du métro de «tirer la tronche» m'ont toujours amusé. Cet acharnement à vouloir faire sourire tout le monde cache quelque chose. C'est stupide, surtout. Se sont-ils déjà demandé ce qu'ils ressentiraient s'ils entraient dans un wagon de métro rempli de gens qui sourient en regardant dans le vide? Ce serait terrifiant.)

Après une promenade enivrante sur les falaises (le couple léger et confiant au-dessus de la mer, au-dessus de l'avenir vaste) durant laquelle je suis tombé dans la boue (les Clarks, pour la boue, ce n'est pas bon), après une longue marche dans le vent, nous sommes rentrés à l'hôtel, où le jeune cuisinier de Madeleine nous a préparé un excellent dîner. Dehors, un ouragan semblait se préparer. La pluie battait contre les baies vitrées de la véranda, le vent sifflait autour de l'hôtel comme s'il voulait l'abattre. Nous avons bu un ou deux whiskies au bar avec Madeleine, qui nous a raconté les trois ans qu'elle avait passés au Caire, puis nous sommes montés dans notre chambre. Pollux paraissait un peu cafardeuse. J'ai pensé qu'elle allait me parler du sac lourd qu'elle devait porter, mais elle est seulement restée debout quelques instants face à la fenêtre, les bras croisés, les jambes croisées, le buste légèrement penché en arrière. J’étais allongé sur le lit, je la voyais de dos, je me demandais comment elle parvenait à garder son équilibre. Pour ne pas avoir l'air de l'attendre comme un animal qui brûle d'honorer sa bourgeoise, j'ai ouvert le seul livre que j'avais emporté, un polar de Manchette. Elle est partie se brosser les dents. Je me suis levé pour savoir ce qu'on voyait de la fenêtre. Rien. L'obscurité et l'impression de tempête. Je me suis déshabillé, curieusement mal à l'aise. Elle est revenue, les lèvres encore humides. Elle s'est déshabillée en me souriant, elle s'est glissée sous les draps, et on a nique dans la tempête.

Jeudi après-midi, nous sommes retournés sur Paris, par Fontaine-le-Dun, Yerville, Pavilly, Rouen et l'autoroute, la porte de Saint-Cloud, le périphérique, Montparnasse. Je l'ai déposée devant chez elle, rue Vavin. Nous ne nous étions pas éloignés de plus de cinq ou six mètres l'un de l'autre depuis une semaine, il était peut-être temps de souffler un peu (hormis celle de Noël, ce serait la première nuit que nous ne passerions pas ensemble depuis plus de deux semaines). Et cela nous permettrait de ranger cette semaine en Normandie dans une boîte à part. J'ai attendu qu'elle compose son code pour enclencher la première. Elle s'est retournée pour me faire un petit signe de la main – le même que lorsque son métro était entré en station, sur le mauvais quai -, elle a incliné la tête, puis s'est engouffrée dans l'entrée de l'immeuble.

55

Je venais de vivre une semaine complètement isolée du monde réel, du temps réel. Une semaine dans un univers parallèle, un univers libre et facile, où rien ne cloche, rien ne rate. (Un bouc infâme avait bavé sur mon épouse, j'avais passé une nuit blanche à cause des camions et j'étais tombé dans la boue – autant dire rien, comparé à la vraie vie. C'était le minimum pour que je n'aie pas le sentiment d'avoir emmené Pollux en vacances sur Mars.) Maintenant, il allait falloir revenir à la réalité, sur la planète Terre, celle des pièges et des entraves. Mais avec Pollux Lesiak comme équipière, je ne craignais rien.

Je songeais à l'incroyable intimité qui existait désormais entre nous. Ce qui me paraissait incroyable, plus exactement, ce n'était pas que Pollux et moi soyons intimes – tous les couples ou presque partagent la même intimité, ça n'a rien d'extraordinaire -, c'était plutôt que nous soyons devenus intimes (comme tout le monde). En route vers chez moi, en regardant les passantes par la vitre de la voiture, étrangères et lointaines, rapides, je me disais qu'il suffirait de quelques jours pour que je prenne l'une d'elles dans mes bras au bord de la mer, qu'elle me parle de ses angoisses d'adolescente, qu'elle me frotte le dos dans une baignoire, que je l'aide à boutonner sa robe. N'importe laquelle de ces passantes inconnues.

Un homme est dans un bistrot. À une dizaine de mètres, il aperçoit une femme qu'il n'a jamais vue. Il ne connaît rien d'elle. Elle est comme une bulle opaque dont il ne peut même pas toucher la surface. Il sait qu'il y a tout un monde à l'intérieur, des souvenirs et des goûts, des vices et des souffrances, un amour de jeunesse, une passion pour les westerns, une position préférée, un complexe, un père mort, un problème digestif, un prétendant éconduit, mais il sait aussi qu'il n'aura jamais accès à ce monde, qu'il ne fusionnera jamais avec elle: c'est impossible. Elle est l'incarnation du mystère. Et pourtant, quelques jours, peut-être quelques heures plus tard, ils sont tous les deux dans une chambre d'hôtel en Savoie, dans une ville où ils ne connaissent personne, elle lui demande de lui passer son soutien-gorge, elle est assise toute nue sur le bord du lit, elle lui dit qu'elle n'aime pas ses jambes – elles sont tordues -, il dit qu'elle est bête, qu'elles sont très bien, ses jambes.

Miraculeux. Cependant, c'est normal, bien sûr. C'est le principe de la vie. On ne connaît pas, puis on connaît.

Mais en y pensant dans la voiture, en me garant devant chez moi, cela me semblait inconcevable, trop énigmatique pour qu'un esprit humain puisse y réfléchir sérieusement. Quelque chose m'échappait.

Et le contraire me paraissait aussi inconcevable. Toutes ces inconnues auxquelles je ne passerais jamais un soutien-gorge dans une salle de bains, qui ne me parleraient jamais de la mort de leur père. Tous ces mondes inaccessibles: c'est impossible.

Je me demande si ce qui me semble inconcevable, ce n'est pas simplement qu'il existe des gens que je ne connais pas. Il serait temps que je me fasse à cette idée, pourtant.

Et au passage, tiens, je me demande si je ne suis pas obsédé par les culottes et les soutiens-gorge, par hasard.