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– Hein? a fait Elvis.

– Quoi? Oui, oui, c'est moi, Jean-Pierre Sansalvar.

J'ai fait quelques pas vers mon avenir, et pendant que l'agent ouvrait la grille (c'est drôle comme un même bruit exactement, le petit chaos métallique d'une clé qui fouille dans une serrure grossière, peut paraître tantôt lugubre, tantôt magnifique, le même), je me suis tourné une dernière fois vers mon Elvis.

– Salut, Elvis. À un de ces jours. Bonne chance.

– Mouais.

Le flic a refermé, engrillageant le visage large et buté d'Elvis. Ensuite, il m'a passé les menottes. En un éclair sec et autoritaire, clac je te ligote, je te tiens. Un dur, ce gars-là.

– Bonne chance, a fait Elvis.

10

Le flic m'a emmené à l'étage (en passant dans le hall, j'ai noté qu'il faisait toujours nuit – je n'ai donc pas à m'affoler, me suis-je dit, on entend toujours parler de «nuit au poste», pour l'instant tout est normal) et m'a fait entrer dans un bureau où m'attendait un grand inspecteur moustachu dont le bon regard méridional m'a tout de suite plu – il avait au fond des yeux du pastis en terrasse. Assis en face de lui, me tournant bravement le dos, trépignait un petit chauve au crâne lourd.

– Asseyez-vous, nous allons procéder à la confrontation.

– Bonjour.

– Bonjour, asseyez-vous.

J'allais enfin pouvoir parler. Et ce grand moustachu à l'accent caillouteux (de petites pierres sèches de garrigue roulaient dans sa gorge) m'inspirait toute confiance. Je me suis installé à côté de mon accusateur, qui a raconté le premier sa version des faits, sans m'accorder un regard, même en coin (deux garnements convoqués chez le directeur – C'est lui, msieu!).

J'ai appris qu'il était coiffeur.

Je rôdais depuis plusieurs semaines devant sa boutique, j'avais sans doute remarqué qu'elle tournait bien, qu'on venait se faire coiffer en masse, j'avais peaufiné le coup dans le bar russe (il était là?) avec cet Hannibal, mon homme de main, puis nous nous étions jetés sur lui pour lui dérober son bien.

J'observais le visage du grand inspecteur provençal et sentais se diffuser progressivement en moi une vapeur chaude de plaisir et de soulagement. Je devinais qu'il se méfiait des gémissements vengeurs du martyr – présomption de mon innocence, ce qui pour un homme de police est remarquable. Il faut dire que le vieux s'exprimait avec tant de haine et d'emphase paranoïaque que même un enfant stupide aurait flairé le délire et le mensonge.

Et quand, pour la première fois depuis mon arrestation, j'ai pu à mon tour m'exprimer (indicible allégresse de l'homme libre), je me suis aperçu que le chef me croyait. J'ai su alors ce qu'était le bien-être. Tendu, sentant le roussi, le vieux fébrile m'interrompait sans cesse (toujours sans me regarder), contestait ma version avec de plus en plus de véhémence outrée, en dandinant nerveusement son gros cul sur la chaise. Comment le chef pouvait-il perdre son temps à noter mes balivernes? Après l'avoir poliment prié de se calmer, l'inspecteur Garrigue a dû hausser le ton, car les «C'est faux!» hystériques et répétés de mon adversaire finissaient par brouiller très désagréablement le cours fluide de mon histoire.

Garrigue nous a fait signer nos dépositions (en rappelant au malheureux ce que pouvait lui coûter un faux témoignage), nous a conduits hors du bureau et l'a renvoyé assez sèchement à ses lotions (j'imaginais son petit appartement obscur, quelques diplômes de coiffure, des voilages et des napperons jaunis, une odeur de renfermé célibataire, de poussière et de crèmes à cheveux, une poupée espagnole, un beau tapis, un lustre, les Ciseaux d'Or de Tourcoing, un bahut lourd, un couvre-lit satiné, et à le voir s'éloigner vers son refuge miteux, j'avais presque pitié de lui). Mais bon, c'est pas tout. Je rentre chez moi, dans mon refuge, moi aussi? Non?

– Ne vous inquiétez pas, m'a dit le chef Garrigue. Je sais que vous dites la vérité, ce type n'a pas tous ses esprits. Ne vous inquiétez pas, je vous laisse partir.

Nous marchions tranquillement côte à côte dans le commissariat. J'avais toujours les menottes, mais il me posait sur l'épaule une main presque paternelle. En quelques minutes, je venais de repasser du côté des bons citoyens, des laissés tranquilles, du côté des admis. Notre petite promenade nous a menés jusqu'en haut de l'escalier qui plongeait vers les oubliettes.

D'un bras aimable, il m'invite à passer devant.

– Laborde!

– Excusez-moi, mais… Vous me remettez en bas?

– Non non, répond-il en s'amusant gentiment de mon inquiétude, pendant que Laborde et sa clé nous rejoignent dans l'escalier. Ne vous inquiétez pas, c'est juste une petite formalité.

– Vous me rassurez. Je peux aller aux toilettes, s'il vous plaît?

– Ah, il aurait fallu y penser là-haut. Ce n'est rien, vous irez tout à l'heure, en sortant.

En bas, j'ai été mieux accueilli que la première fois: derrière la grille, Elvis me souriait.

11

– T'es d'où?

– Morsang-sur-Orge. C'est dans le sud de Paris.

– Je connais, oui. C'est juste à côté de Fleury.

– J'habite Paris, maintenant. Mais je suis né là-bas.

– C'est pas vrai?

– Si, pourquoi?

– Il paraît que ça porte malheur, de naître à côté d'une taule.

– Ah?

– C'est ce qu'ils disent. Qu'on finit toujours par y retourner. On est attiré, ou je ne sais quoi.

Ensuite je l'écoutais plus distraitement car il s'était lancé dans une longue explication destinée à me démontrer (ce dont je ne doutais pas) que c'est un grand malheur d'être enfermé dans une prison. À moins de prouver dès le départ qu'on est costaud, qu'on ne se laisse pas marcher sur les pieds (j'en étais sûr). Car sinon, on se fait vraiment massacrer, surtout du point de vue sexuel. Les gars là-bas, ils ne voient pas beaucoup de gonzesses. Alors certains finissent par devenir pédés, bien sûr. Et les plus costauds se tapent les faibles.

Non, je n'écoutais plus. Le sujet ne m'intéressait pas beaucoup. D'autant qu'avec ce ton didactique et cette voix prévenante ça ressemblait de plus en plus à une sorte de mode d'emploi, de guide touristique. Comme s'il me donnait des conseils pour l'avenir.

Non, mon avenir, non, c'était la liberté, la vaste vie, où l'on ne se fait pas massacrer, même du point de vue sexuel. La petite formalité de Garrigue durait un peu, mais de là à m'imaginer enfermé pour longtemps dans ce monde de brutes lubriques: ah ah.

– En plus, ils te filent le sida, avec leurs conneries. C'est mauvais, la taule, pour ça. Moi, ça a pas loupé. Remarque je m'en fous, mais c'est chiant. Je crois que j'ai le mauvais œil.

Il fallait que je pense à autre chose. Juste l'image de mon amie Nathalie, rongée par le virus jusqu'au trognon – c'était un peu chiant, en effet – et ensuite je pense à autre chose. D'abord, je me dis que s'il a fait partie des plus faibles, lui, de ceux qui se font passer dessus, les costauds doivent avoir de drôles d'allures, et ensuite je pense à autre chose. J'essayais de concentrer toute mon attention sur la respiration réguliante et bruyère du phoque velu, dont les cheveux gras touchaient ma cuisse. Elvis a dû s'apercevoir qu'il parlait dans le vide et a été saisi d'un brusque accès de sommeil.

– Tu m'excuses, je vais roupiller.

Oui, je t'en prie, dors. Je vais pouvoir penser en toute liberté aux grands boulevards ensoleillés. Mais il ne s'excusait pas seulement pour abandon de conversation: il a placé sa puissante et large paluche entre mes omoplates et, avec une certaine fermeté qui interdisait tout désaccord, m'a chassé (disons ôté) du banc pour pouvoir s'y allonger, sur la moitié laissée libre par le phoque. Je n'ai senti aucune animosité dans son geste (au contraire, même), il voulait juste un peu de place pour se coucher. On acquiert sans doute en seize ans de prison un comportement social particulier, une politesse décalée, les règles ne sont pas les mêmes (que chez nous autres, les libres).