Le lendemain, quand je me suis réveillé chez elle, elle était déjà partie travailler. Elle m'avait laissé un mot sur la table: «J'ai passé une bonne nuit. J'espère que toi aussi. Le café est dans le frigo. Claque la porte en sortant. Flavia.» J'ai pensé à Pollux, mais tant pis pour elle et tant pis pour moi.
Que s'était-il passé? Comment une jeune femme à l'air si timide, si prude, pouvait-elle accepter d'ouvrir ses draps à un inconnu, simplement parce qu'il avait mis une main entre ses jambes? Je m'étais retrouvé, par le plus grand des hasards, assis à côté d'une nymphomane aux traits de sainte-nitouche, et mon instinct animal avait fait le reste, flairant la bonne affaire? C'était peu probable. J'étais si drôle et si fascinant lorsque je racontais une histoire que ce modèle de vertu avait perdu la tête dès que j'avais touché sa cuisse et remonté sa jupe? Sans excès de modestie, c'était encore moins probable. Mais alors? Il fallait que je comprenne. Je me suis remis à sortir. Et pas qu'un peu.
Trois jours plus tard, après une soirée chez l'actrice, j'ai demandé à l'une de ses amies – Lucie, que je rencontrais pour la première fois – si elle pouvait me raccompagner chez moi. Nous étions seuls dans sa voiture, mais ma lâcheté naturelle m'empêchait d'agir directement (et pourtant, c'était indispensable: le moindre brin de cour préalable aurait ruiné la validité de mon expérience). Soudain, l'occasion idéale s'est présentée – idéale pour le dégénéré que j'étais devenu depuis que Pollux m'avait laissé tomber. Nous étions arrêtés à un feu rouge, avenue de l'Opéra, lorsqu'elle a dit:
– J'ai envie de pisser.
Dans la seconde suivante, réagissant par réflexe avec la délicatesse d'un boucher en rut, j'ai plaqué fermement ma main entre ses jambes, avec cette phrase finement ciselée:
– Je vais t'aider à te retenir.
Quand j'ai réalisé l'extraordinaire vulgarité de mon attitude, il était trop tard pour faire marche arrière. («Excuse-moi, je regrette, je suis comme fou, je ne sais plus ce que je fais, oublions tout ça.») D'ailleurs, si elle est restée une ou deux secondes interdite, elle n'a pas eu l'air de trouver mon geste révoltant; un quart d'heure plus tard, nous étions par terre dans ma chambre.
Avant de repartir, à l'aube, elle m'a avoué que le côté «direct» (on ne peut pas mieux dire) de mon assaut ne lui avait pas déplu, loin de là.
– Si tu avais essayé de me draguer comme tout le monde, de faire le joli cœur, de me baratiner pour me baiser, je crois que j'aurais eu la flemme de te suivre. C'est toujours pareil. Et puis ce n'est pas vraiment de l'amour, hein, entre nous. Alors je ne sais pas, ça ne m'aurait pas tenté plus que ça. Là, j'ai eu l'impression de transgresser un tabou en acceptant si vite, de faire ce qui ne se fait pas, c'était bien.
Je commençais à mieux comprendre. Mais ça n'expliquait pas tout. Je me vois plutôt dans la catégorie «très moyen», physiquement – voire «plutôt moche». S'il suffisait à un homme très moyen de toucher les fesses de n'importe quelle femme dans la rue pour qu'elle accepte de coucher avec lui parce qu'elle a le sentiment de transgresser un tabou, ça se saurait depuis quelques millénaires. Intrigué, j'ai donc poursuivi mon enquête.
Pendant sept ou huit semaines, je n'ai pour ainsi dire eu qu'une activité: grimper sur des femmes et me faire grimper dessus par elles. C'était stupéfiant. Il suffisait que je demande, d'une manière ou d'une autre, pour qu'elles soient d'accord. Ma technique s'affinait au fil des jours. D'abord, j'ai diversifié mes méthodes de conquête (la main entre les jambes, procédé primitif, comportait tout de même des risques évidents – à ma quatrième tentative, après trois triomphes retentissants, j'ai pris autre chose de retentissant dans la figure (la main d'une certaine Vanessa, manifestement coincée)): j'utilisais des approches du genre «Tu viens chez moi?» avec parfois quelques variantes plus astucieuses («Tu habites loin? Tu m'offres un verre?»). Ensuite, j'ai compris qu'il fallait tout de même consentir à quelques bavardages préliminaires. Au mépris de toute règle de sécurité, j'ai risqué deux essais sur de parfaites inconnues, l'une dans le métro, l'autre aux Galeries Lafayette: celle du métro est devenue toute rouge et s'est sauvée en courant presque, comme si elle craignait que je ne la poursuive, celle des Galeries m'a regardé droit dans les yeux et a murmuré en secouant la tête d'un air consterné: «Pauvre con.» (J'avais tenu à tenter cette deuxième expérience pour m'assurer que l'échec du métro n'était pas dû à la personnalité trop puritaine de la victime – celle des Galeries transpirait la lubricité.) Il fallait donc discuter un peu avant de passer à l'acte – pas obligatoirement avec la perinne visée, d'ailleurs; s'adresser aux autres devant elle lors d'une soirée, comme chez Marthe, suffisait amplement. (Refusant toujours de m'estimer spécialement envoûtant lorsque je parle, j'imagine qu'elles acceptent dans ces circonstances parce qu'elles se disent à peu près: «Voilà un homme apparemment normal, gentil et sensé, qui me traite comme une garce vicieuse: que emander de plus?») Enfin, et surtout, je me suis aperçu qu'il ne fallait pas piocher à l'aveuglette dans le tas de femmes. Par exemple, les femmes très-extraverties, qui parlent de cul comme d'autres de cuisine et s’habillent de façon aguichante (cela n'a absolument rien à voir avec leur beauté, bien entendu – seulement avec les talons hauts, les bas et les décolletés plongeants, ces grosses ficelles publicitaires presque pathétiques), ne donnent pas toujours de très bons résultats: non seulement le pourcentage d'échecs est sensiblement plus élevé que chez les plus discrètes, mais en outre, leurs performances s'avèrent souvent décevantes. D'autre part, j'ai remarqué que l'âge jouait également un rôle primordiaclass="underline" vaut mieux s'adresser à des «femmes» qu'à des «filles» (c'est une question de vocabulaire, mais je situe très arbitrairement la frontière vers 26 ou 27 ans). La plupart des filles, ayant peu vécu, n'ont sans doute pas encore le détachement et la sérénité nécessaires pour pouvoir admettre sans honte qu'elles «aiment ça», comme on dit, et que rien ne les empêche d'accepter simplement pour le plaisir, sans alibi amoureux. Les raisons possibles sont multiples, mais le fait est: en dessous de 26 ou 27 ans, le taux de réussite est moins impressionnant. Au-dessus, même si je n'ai pas établi de statistiques précises, on doit frôler les 80 % - je sais que cela peut paraître énorme, mais c'est incontestable: toutes les femmes sont prêtes à coucher avec un homme de passage, pour peu qu'il demande. Qu'elles soient seules ou en couple, célibataires ou mariées (sauf celles qui sont amoureuses (disons: sauf la grande majorité de celles qui sont amoureuses)).
Pour élargir mon champ d'action, je sortais quasiment tous les soirs. C'est ainsi qu'en un peu moins de deux mois, en respectant les quelques règles énoncées plus haut, j'ai connu (de manière aussi directe qu'agréable et éphémère) Flavia, secrétaire de rédaction, Lucie, scripte, Marie-Noëlle, institutrice, Laurence, traductrice et mariée, Hélène, maquettiste au chômage, Sylvie, traductrice, Sylvie, femme de dentiste, Anne, employée de banque, Béatrice, peintre, qui vivait avec le même homme depuis quatre ans, Louise, sœur d'une amie, Isabelle, Sandra, Odile, et d'autres dont j'ai oublié jusqu'au prénom. (Je dois paraître vantard, je m'en rends compte, mais je ne suis pas particulièrement fier de cette liste, pas plus que si je donnais celle des personnes avec lesquelles j'ai dîné au restaurant, par exemple.)