Ce que je cherchais, je l'ai compris tard, c'était le corps de Pollux Lesiak. Je devais me contenter de l'aspect charnel – je n'arrivais déjà pas à retrouver ses fesses, je pouvais toujours courir pour retrouver son esprit, son âme, son amour -, la forme d'un sein ou la couleur d'un œil m'apportaient un peu de réconfort en souvenir, une position de jambes qu'elle prenait souvent, une manière de secouer la tête sur l'oreiller ou de me tenir par les épaules, je ne pouvais pas demander grand-chose de plus, mais je sais que, parmi toutes ces femmes si rapidement approchées et si rapidement quittées, je cherchais Pollux. Je m'y prenais maladroitement – aller chercher l'âme d'une femme entre les jambes de toutes les autres, ce n'est sans doute pas la bonne méthode – mais il fallait bien que je fasse quelque chose. On ne peut pas rester sans rien faire. On ne peut pas s'arrêter.
Si, on peut. Quelques jours avant la fin du printemps, l'une de mes amies s'est arrêtée. Ma seule amie d'enfance, du moins la seule que je revoyais régulièrement, la seule que j'aimais encore. La première fille que j'aie vue toute nue. Elle s'est pendue dans sa chambre.
58
Le dimanche matin, elle était sur terre – le dimanche soir, elle n'y était plus. J'étais rattrapé par cette épouvante incrédule face à la mort. Mon amie d'enfance. Que j'avais vue toute nue dans la chambre d'un pavillon de banlieue, allongée sur le lit, des années et des années plus tôt. Que je n'avais pas osé toucher. Qui me demandait sans arrêt des cigarettes, dans le hall du lycée. Qui avait détruit une chaîne hi-fi à coups de pied dans une boum. Qui écrivait des histoires en rentrant de cours. Qui passait pour une sauvage. Qui était, en réalité, un ange de douceur et d'intelligence. Qui aimait les garçons mais n'osait pas les ennuyer. Que j'avais perdue de vue après le bac, et retrouvée par hasard dans l'annuaire de Paris, des années plus tard. Qui vivait seule dans un désordre indescriptible, de papiers, de journaux, de livres et de cassettes. Qui ne trouvait jamais assez de temps pour tout faire entre les hommes de passage. Qui aimait chanter, aller au théâtre et manger italien. Qui courait dans tout Paris pendant une semaine, séduisait tous les hommes qu'elle croisait, puis restait assise devant sa fenêtre durant toute la semaine suivante. Qui avait passé quelques nuits chez moi, et moi quelques-unes chez elle. Qui dormait sur le ventre. Qui aimait toujours les hommes mais craignait encore de les ennuyer. Qui avait passé un mois de janvier dans une clinique psychiatrique. Qui renversait la tête brusquement en arrière quand elle riait. Qui se tenait au courant de tout. Qui conservait tout, notait tout ce qu'elle vivait. Qui avait peur: de vieillir, de s'ennuyer, de manquer de temps, de ne plus tomber amoureuse, de ne plus savoir écrire, de retourner en psychiatrie, de devenir folle, de manquer d’enthousiasme, de ne plus trouver de travail, de manquer d'argent, d'être mise à l'écart, d'attraper le sida, de se laisser dépasser (par quoi?), de devenir faible, de ne plus être comprise, de ne pas avoir d'enfants, de continuer à vivre. Que j'avais aidée à choisir un maillot de bain quelques jours avant qu'on ne la retrouve au bout d'une corde, morte, rigide et froide.
Les dernières années, les derniers mois surtout, elle apprenait tout ce qu'elle pouvait. Le chant, le solfège, le multimédia, l'anglais, le roller, etc. C'est absurde.
Elle m'avait téléphoné une semaine plus tôt pour me dire que tout allait bien, que tout allait mieux, qu'elle avait compris quelque chose: il ne faut pas s'inquiéter. Ce n'étaient sans doute que des mots. Peut-être pas. Je n'ai pas compris. Je l'imaginais sortant acheter une corde, cherchant un endroit dans son appartement pour la fixer, montant sur le tabouret. Je l'imaginais passant la corde autour de son cou et regardant autour d'elle, dans sa chambre, ses livres et ses journaux en désordre. Je l'imaginais posant les yeux au dernier instant sur quelque chose d'un peu ridicule, par hasard, une paire de chaussettes ou une boîte d'allumettes. Je me sentais tomber en y pensant, je me sentais perdre l'équilibre. Je ne comprenais rien. Je ne voyais pas le rapport entre se pendre et ne pas s'inquiéter, s'il y en avait un. Peut-être avait-elle simplement dit cela pour me rassurer, pour que je m'éloigne d'elle. Sans doute. Mais elle a laissé un mot à ses parents, pour leur dire aussi de ne pas s'inquiéter, de penser à elle avec sérénité. Je la voyais prendre sa respiration, regarder les journaux en désordre, faire tomber le tabouret, voir la paire de chaussettes.
Ce trajet, court ou long, sa chambre de petite fille, les cigarettes dans le hall de l'école, le bac, son grand amour, puis le journalisme, les hésitations, la clinique, les cours de chant, le maillot de bain, sa chambre de femme, elle au milieu de cette chambre, à la fin, pendue.
Au début de l'été, j'ai commencé à lâcher prise. J'ai cessé de courir après les passantes, je suis revenu chez moi, avec Caracas. Je n'avais plus rien. Je n'avais plus d'ennuis avec le monde, plus de plaisir, plus d'envies, plus de questions, plus de projets, plus d'amour, plus de femmes dans mon lit, plus d'amie d'enfance.
Pendant une dizaine de jours, j'ai hébergé deux prostituées rencontrées dans un bar de l'avenue de Clichy, Helena et Olivia, qui s'étaient fait jeter de tous les hôtels du quartier. À vingt-cinq ou vingt-six ans, elles arrivaient en fin de parcours, toxicos et putes pas chères sur les boulevards extérieurs, la peau trouée des pieds à la tête, le sida partout dans le corps. Quand elles sont arrivées, elles ne mangeaient rien (juste du riz au lait, quand elles en avaient sous la main), ne parlaient presque jamais, somnolaient en permanence, fumaient quatre paquets de cigarettes par jour (même en «dormant» – assoupies, elles continuaient à en allumer une au mégot de la précédente), ne se levaient que pour aller travailler près du périphérique puis acheter leur poudre à Pigalle (près de trois mille francs par jour, chacune), revenaient chez moi, se piquaient n'importe où, dans les mains, les seins, les pieds (dès qu'elles approchaient une seringue de leur bras, les quelques petites veines que l'on distinguait encore disparaissaient aussitôt, comme des vers qui rentrent sous terre), et après une heure de veille durant laquelle elles essayaient parfois de cuisiner, pour me faire plaisir, ce que je leur avais acheté dans la journée, elles replongeaient dans la plus profonde léthargie. Olivia s'allongeait sur la banquette et Helena dans mon lit (je couchais avec elle). Helena restait toujours entièrement nue à la maison (pour aller travailler, elle enfilait un haut de maillot de bain et une minijupe en skaï rosé sans rien en dessous) tandis qu'Olivia ne quittait jamais sa jupe et son tee-shirt moulant, par pudeur (Olivia était un travesti, qui s'appelait autrefois Olivier, et ne se serait montré nu devant nous pour rien au monde – c'était sa dernière volonté, Helena n'en ayant plus depuis longtemps). Elles étaient en manque en permanence. Comme elles ne parvenaient jamais à économiser la poudre qu'elles achetaient la nuit, elles commençaient à trembler et à transpirer peu après midi, à devenir folles de douleur en début de soirée, animales, trempées, grelottantes, vert pâle, se gavaient de Néocodion, refaisaient leurs cotons de la nuit, s'injectaient du jus de citron presque pur dans les veines, avalaient tout ce qu'elles trouvaient dans mon armoire à pharmacie et partaient travailler le plus tôt possible. Un samedi soir, après une pleine charretée de clients et un shoot de luxe pour fêter ça, Helena a fait une overdose. Elle était violette. Même Olivia a eu peur. Il a fallu qu'elle la roue littéralement de coups pour qu'elle reprenne connaissance. Quelques secondes après avoir ouvert les yeux, Helena s'est mise en colère contre elle – c'était la première fois que je l'entendais élever la voix. Elle lui reprochait de l'avoir rattrapée. (Plus tard, elle m'a expliqué qu'elle n'avait même plus la volonté suffisante pour se tuer délibérément.)