Un matin, on a sonné. Comme je dormais, Helena est allée ouvrir. C'était le releveur de compteurs EDF. Probablement déconcerté de se retrouver face à une jeune femme nue, ou effrayé de voir ce corps encore jeune rongé par le sida et couvert de trous et de cicatrices – elle me faisait penser à une jolie fille sous-alimentée qu'on aurait plongée dans une baignoire de verre pilé -, il s'est trompé dans ses notes. Quelques jours plus tard, j'ai reçu une facture de quarante et un francs.
Une nuit, elle est rentrée seule, plus tôt que d'habitude. Elle souriait d'un air bizarre, livide. Quand je lui ai demandé ce qui se passait, elle s'est contentée de soulever sa jupe rose: elle avait l'entrejambe en bouillie. Un client avait sorti un couteau et, comme elle refusait de lui donner son argent, le lui avait planté entre les cuisses et avait eu le temps de faire pas mal de dégâts avant qu'elle ne lui éclate le nez d'un coup de coude et ne réussisse à s'enfuir de la voiture. Elle n'estimait pas nécessaire d'appeler un médecin. Moi, j'étais sur le point de tomber dans les pommes. Elle disait que ce n'était pas la première fois qu'elle se faisait abîmer (elle avait une cicatrice sur le sein gauche, une sur le ventre, et une sur presque toute la longueur de la cuisse gauche), que ça s'arrangerait tout seul et que, de toute façon, elle ne sentait absolument rien.
– Et puis ça fait bien quatre ou cinq ans que j’ai pas vu de sang à cet endroit-là. Ça me rappelle des souvenirs.
Finalement, j'ai réussi à la convaincre de me laisser téléphoner à SOS Médecins, en lui expliquant qu'il y avait neuf chances et demie sur dix pour que ça s'infecte, qu'elle ne pourrait donc pas «s'en servir» pendant un long moment et que ses revenus en prendraient un drôle de coup. Ils l'ont recousue et gardée deux jours à l'hôpital. Malgré les bonnes doses de Valium qu'ils ont accepté de lui donner pendant ces deux jours, elle est revenue dans un état de manque effroyable. Olivia l'attendait à la maison, avec un peu de poudre dont elle avait réussi à se priver. En franchissant le pas de la porte, Helena a dit d'une voix boudeuse:
– Que des pipes pendant trois semaines. Merde.
Avant cet incident, je couchais toutes les nuits avec elle. Ce n'était pas par amour, encore moins par désir. Je serais incapable de dire pourquoi. Pour mon amie d'enfance, pour Pollux. Ou peut-être simplement parce que c'était un moment de tendresse – pour elle aussi, j'espère. Ou parce que c'était toujours elle qui venait vers moi, dans le lit, et que je n'avais pas envie, sans doute par paresse, de dire non. Pourquoi faisait-elle ça, après avoir subi tant d'horreurs presque identiques sur les boulevards? Soit pour me «payer» le service que je leur rendais en les hébergeant, soit pour se prouver qu'elle pouvait encore coucher avec un homme sans recevoir d'argent et sans éprouver de dégoût. C'est sûrement très naïf, mais je pencherais plutôt pour la deuxième hypothèse même si j'avais compris que la seule chose qu'elle désirait encore, c'était la mort. Je savais bien qu'elle simulait, quand elle gémissait et se mordait les lèvres, mais je savais aussi que c'était uniquement pour ne pas me blesser, pour me faire plaisir – ce qui me touchait bien plus que toutes ses caresses.
Au bout de dix ou douze jours, j'ai dû leur demander de partir. Je sentais que je commençais à me laisser entraîner vers le monde végétatif dans lequel elles stagnaient en attendant de mourir. Et l'argent – qui n'avait pour elles aucune valeur concrète (pas plus que si elles donnaient des sacs de bonbons pour obtenir leurs doses): elles dépensaient chacune près de cent mille francs par mois – devenait un problème. Au début, elles tenaient absolument à me rembourser la nourriture que j'achetais pour elles. Je ne pouvais pas refuser. Mais petit à petit, les sommes qu'elles me donnaient le soir en rentrant augmentaient. («Tiens, je te donne un billet de deux cents balles, j'ai pas de monnaie.») Le samedi soir de l'overdose, particulièrement fructueux, elles m'ont fourré cinq cents francs chacune dans la poche. J'ai compris que ça n'allait pas durer. De plus, Olivia s'était mis en tête de faire le ménage tous les jours. Quand je voulais l'en empêcher, elle s'énervait («Quoi, j'ai pas le droit de vivre comme tout le monde, de faire des choses normales, c'est ça?»). Je me sentais de plus en plus mal à l'aise. Le jour où elles m'ont annoncé qu'elles allaient m'acheter une petite voiture d'occasion pour que je puisse les emmener travailler et revenir les chercher (leur évitant ainsi les pipes gratuites aux braves pères de famille qui les prenaient en stop, à l'aller et au retour), je leur ai expliqué que je ne pouvais pas, que ce n'était pas ma vie (comme si je savais ce que c'était, ma vie). Elles ont compris, elles sont parties sans un reproche, en m'embrassant comme à la fin du mois d'août au camping, et je ne les ai plus revues.
Bien plus tard, j'ai appris – en allant interroger sur le boulevard l'une de leurs «collègues» qui était venue deux ou trois fois à la maison – qu'Olivia était morte moins d'un mois après leur départ, d'une overdose (Helena n'avait probablement pas cherché à la faire revenir, même si rester seule ne devait pas être une perspective des plus réjouissantes), et qu'Helena (Hélène, peut-être) s'était éteinte dans un hôpital, en octobre, des suites d'une maladie opportuniste dont son ex-collègue n'a pas su me dire le nom.
(Je suis allé faire un test, le printemps suivant, au labo devant lequel Pollux m'avait sauté au cou, j'étais négatif. Je suppose que j'ai eu de la chance, comme toujours.)
À la fin du mois de juillet, je suis allé rejoindre Catherine à Anvers – elle y passait quelques jours avec Arnaud. Je ne suis pas descendu au bon endroit – le train s'arrêtait dans deux gares dont le nom commençait par Antwerpen, j'ai choisi la mauvaise. J'ai marché je ne sais combien de temps le long de la voie ferrée, dans l'obscurité, seul et découragé, avant de commencer enfin à croiser quelques rabbins – ou des juifs en costume traditionnel, je ne suis pas très expert – en approchant du quartier des diamantaires. J'ai repéré l'hôtel en arrivant en ville, les fenêtres donnaient sur les rails. Un hôtel hideux, cher et sinistre, tout en hauteur, dans lequel Catherine et Arnaud ne se trouvaient pas – il s'est avéré plus tard qu'elle s'était trompée de nom. J'ai tout de même pris une chambre, que j'ai fuie au plus vite pour aller me promener quelque part. Qu'est-ce que je faisais là, perdu au milieu des Flamands, en pleine nuit, dans une ville que je ne connaissais pas, avec pour seul point d'attache un hôtel qui n'était pas le bon, sans une idée en tête et sans une adresse en poche? Je suis entré dans quelques bars au hasard, dont un sur le port (inquiétant), j'ai mangé des frites grasses, j'ai beaucoup marché, lentement, gai comme un paquet d'algues noires, et j'ai terminé la nuit dans une boîte punk en sous-sol, entouré de blonds décharnés en transe, en haillons et en sueur, qui hurlaient des trucs incompréhensibles. Au petit matin, je suis remonté dans ma chambre au huitième étage, j'ai allumé la télé fixée en hauteur, baissé les stores métalliques, ouvert le minibar, puis je me suis couché avec quelques mignonnettes de whisky et me suis endormi devant un reportage en flamand sur les tigres.